Les cochons - souvenir N°2
Publié le 03 juillet 2022
Ils avaient décidé d’élever deux cochons. Je ne sais plus exactement pourquoi. Certainement pour la viande.
Était-ce une opération qui leur permettrait de faire des économies ou de pousser un peu plus loin la satisfaction de manger des saucisses à la traçabilité inégalable puisque que produites au fond du jardin ?
«Pas un mais deux. Il ne faut pas qu’ils s’ennuient !» Pourtant des cochons, c’est du travail !
Mais mes parents n’ont jamais eu peur de la charge supplémentaire. Ils trouvaient toujours de la place. Pour nous et pour le travail. C’était leur moteur, leur plaisir, leur passe-temps, leur manière de vivre. Ma mère nous disait souvent, «je ne veux pas choisir entre mon travail et mes enfants, ni être enfermée dans des horaires limitants. Je veux me rendre disponible pour les deux, ensemble.»
Avec R. et C., ils avaient fondé une association puis une scop aux activités très diverses, leur permettant d’exercer leurs talents et leurs valeurs sur le terrain de leur choix. Tourisme, agriculture, éducation populaire, actions sociales, sauvegarde du patrimoine rural...
Nous avions nos activités d’enfant, notre place, nos espaces. Et nous avions ce terrain de jeu, celui des grands, celui qui nous était admis d’intégrer et qui nous permettait de nous sentir considérées, autonomes dans un cadre sans pression.
Mes sœurs et moi étions libres dans ce tourbillon de vie, d’initiatives, d’idées, d’innovations, d’entrepreneuriat. J’explorais ce royaume, j’intégrais sérieusement les rôles et les règles à jouer, avec cette distance pratique de n’avoir aucune responsabilité, mais un pouvoir de rendre ma mère fière et les autres adultes admiratifs.
C. , enfant du pays, vestes de bûcheron qui seraient à la mode aujourd’hui, avait des reflets de bois et de foret plein les yeux et des envies d’aller plus loin que la culture de son enfance. J'adorais l'écouter, il parlait avec humour et passion de son enfance. Je revivais à travers ses mots une époque révolue et ça me permettait de mieux comprendre, de mieux intégrer le monde dans lequel nous évoluions en "étrangers". Ses histoires étaient toujours pleines de rebondissements, il n'avait pas son pareil pour la caricature et les surnoms. Il conservait une certaine distance pudique. Il avait grâce à sa naissance plein de sésames. Et je l’enviais pour ça. Dans un village de montagne, c'est s’épargner des ignorances.
Je considérais R. comme un modèle d’apparence féminine. Citadine, ses bottes à talon et en cuir montantes jusqu’aux genoux, ses yeux noirs, sa taille fine, son énorme chignon auburn me fascinait. Pourtant, en dix ans, elle ne donna presque rien de son histoire.
Pour moi, R. et C. faisaient partie de mon champ de référence familial. Jamais eu la curiosité de savoir comment mes parents les avaient rencontrés. Ils étaient là, c’est tout. Tous les deux furent des modèles marquants. Ils nous offraient une autre façon d'aborder le monde.
J’ai grandi dans un collectif, entourée d’une multitude de gens : amis, famille, inconnus de passage venus se former, travailler, s’inspirer, mettre des actions sur leur discours de changement de société.
Les bureaux étaient dans le salon (puis plus tard dans la remise qui avaient été retapés) et à table il y avait toujours du monde, même le soir. Je n’ai quasiment jamais connu de repas en «famille restreinte». C'est-à-dire mes sœurs, ma mère et Jean-Luc (mes parents avaient divorcés lorsque j’avais deux ans, Jean-Luc était donc mon «deuxième papa»). Lorsque cela arrivait, on en plaisantait. Et c’était presque un peu triste de devenir «conventionnels» (même si nous savions que nous ne le serions jamais) !
Des cochons donc. L’un était crème, l’autre noir et blanc avec de grandes oreilles.
R. les avaient nommés Bip Bip et Coyote.
Je ne connaissais pas la référence à l’époque et je trouvais ces noms bien pensés ! La rythmique était facile et amusante à répéter.
Les cochons étaient royalement nourris aux céréales et au petit lait (que nous allions chercher tous les deux jours chez des amis chevriers). Un mélange que j’adorais préparer, à pleine main. Les grains de son, de maïs, de blé, grossièrement hachés, dégageaient une odeur rassurante, réconfortante. Un doux râpeux vous collant aux narines, laissant une pellicule blanche au creux des mains, aux joues et aux sourcils. C’était comme une chaleur primale. Le petit lait, acre et puissant, laissait présumer le côté carnassier et humain des cochons.
Ils avaient retourné leur terrain en deux semaines. Ce n’était plus qu’un espace de boue haute de vingt centimètres dans lequel on ne se risquait pas. On avait mis des planches pour se déplacer. Et mieux ne valait pas en tomber...
De mignons petits porcelets, ils étaient passés à deux grosses machines prêtes à vous bouffer les pieds !
On n'y allait jamais seul. Jean et épaisses bottes en caoutchouc oblige.
J’aimais les animaux. Je passais du temps auprès d’eux à leur parler et à chercher une connexion.
J’assistais ma mère pour les soins et buvais ses principes. Les animaux devaient être considérés. Choyés.
Les week-ends et durant les vacances, j’accompagnais ma mère dans les rituels du matin.
Nous commencions par les poules. Ouvrir la trappe qui protégeait des intrusions du renard. Elles se précipitaient dehors, piquaient le grillage en voyant la poubelle de nos déchets alimentaire. Une fois vidée sur la terre battue, rendue stérile lorsqu’elles en ont chassé tous les vers de terre, nous changions et nettoyons leur eau, vérifiions que la mangeoire contenait des grains et prenions les œufs.
J’avais peur lorsqu’une poule était encore à couver de passer ma main sous ses plumes. C’est vrai qu’avec leurs paupières se fermant par les côtés et leurs serres épaisses, elles me ramenaient à des peurs primaires, instinctives. Ma mère, elle, plongeait ses mains avec une confiance déconcertante, malgré leur air offusqué et leur roucoulement menaçant.
Souvent, elle leur autorisait une sortie. Elles vaquaient comme des reines dans l’herbe grasse, à gratter et se houspiller. Sans quartier pour les limaces, mais aussi sans respect pour le potager, ma mère devait les chasser régulièrement des semis avec force invectives et menaces... Lorsqu’elles s’exécutaient, s’était de mauvaise grâce, la crête courroucée et pleine de vexation, revenant et répétant ce manège jusqu’à ce qu’on les remette à l’enclos.
Puis venait le jour où « il était temps ».
Derrière l’épaule de ma mère, j’écoutais ses explications lorsque qu’elle dépeçait les lapins.
Je me plaçais d’un point de vue strictement biologique, par pur intérêt d’apprendre les gestes qu’il faut.
Une fois, j'assistai au billot des dindons. Le visage de Jean-Luc se crispait sous l’effort du geste, mais aussi de la symbolique. Sans pouvoir vraiment l’interpréter, je lus une émotion complexe. Il craignait de s’y prendre à deux fois. Je vis qu’il détestait ça. Cette étape faisait partie du processus d’élevage qu’ils avaient choisi, et elle était difficile à accomplir.
Pourtant, il remplissait sa tâche avec héroïsme. Comme Indiana Jones.
A la maison, les animaux devaient avoir la meilleure vie possible et une mort rapide pour obtenir une viande nourrissante et de qualité.
Les cochons, eux, étaient devenus les stars du village. On les aimait. Du moment que je savais à quoi ils étaient destinés, une distance s’interposait. Et je jouais le jeu de certains adultes imbéciles qui n’y voyaient que du saucisson sur patte.
Malgré tout, je conservais d’eux une image de petites bêtes repues et drues, attachantes. Je voulais les caresser malgré la rudesse de leurs poils. Je leur portais de l’affection. Gourmande. Mais une affection quand même, allez savoir comment deux sentiments pareils peuvent cohabiter.
On découvrit des animaux sensibles et vulnérables. Il faisait chaud et l’on s’inquiétait. Les cochons n’allaient pas bien. Malgré l’ombre de l’arbre dans leur enclos, la chaleur du soleil avait eu raison de leur cuir épais. Une fièvre les pris.
D’un côté, j’étais attristée de ce revers imprévisible, et d’un autre rassuré de ne pas avoir à jouer le jeu de les manger.
Les années suivantes, on leur construisit un abri large et solide, au nord et derrière la grange, avec un enclos suffisant pour qu’ils puissent passer du temps dehors.
On choisit une race rose, plus solide. Plus anonyme aussi. Imperméable à tout prolongement d’humanité. Le dialogue était rompu, la compassion tarie.
Je n’allais plus ou très rarement les voir et n’assista pas à leur fin.
Le boucher était venu sur les heures de l’école. Le soir, C. avait raconté : « pistolet entre les deux yeux, ils reçoivent une barre de métal et meurent sur le coup. Rien à voir avec mon enfance où on leur tranchait la gorge et on regardait, sidéré, le corps sans tête s’enfuir à travers champ. Là, c’est quand même beaucoup plus propre. »
On avait ri du ton sur lequel il racontait cette anecdote, avec force bruitages et déconnade.
Aujourd’hui, je sais ce que ça masquait de gênant. Tuer, même pour se nourrir, même avec toutes les meilleures raisons, ce n’est pas laisser une bonne petite part de soi avec son geste comme je l’imaginais et ainsi payer son tribu. C’est pire.
C’est un peu comme si la part de l’animal venait se loger en nous pour un temps. La sensation est intrusive, dérangeante. Comme une nouvelle part qu’il fallait accueillir malgré la répugnance qu’elle inspire. Une aptitude contre-nature provoquant un dégoût de soi.
Je l’ai compris après que Jean-Luc se soit mis en colère, apprenant que notre chatte allait encore avoir des petits. Nous, on le suppliait de ne pas les tuer. On s’accrochait à sa jambe, le traitant d’assassin, de sans cœur. Qu’on trouverait des preneurs, que rien ne deviendrait moins prioritaire. La tâche était bien moins aisée en réalité et Jean-Luc le savait.
Je compris à cette colère que je n’avais pas pu voir son cœur écarté derrière son devoir d’adulte. Je sais que maintenant, pour lui, les bonnes raisons ne sont plus suffisantes. Le refus d’ôter la vie est plus fort.
Mais pour tout le hameau, la mort des cochons devint un temps fort et aussi bien incongru qu’attendu dans l’année. Car mes parents faisaient le boudin et invitaient tous les vieux autour de la table.
Et avant l’arrivée de l’hiver, le boudin frais du jardin, aux pommes du champ d’à côté et purée de pomme de terre, révélaient un instant unique qu’ils n’auraient pas loupé.
Ma mère leur offrait ce qu’il y avait de plus précieux au-delà d’un instant de réconfort et de chaleur : une remontée dans le temps.
À la suite de la préparation devant la grange, lorsque les premières fraîcheurs de la montagne descendent et se mêlent à l’air du soleil rasant de l’automne, chacun pouvait raviver ses souvenirs d’enfance et revivre une part de liberté en une bouchée. Ma mère invitait même ses parents et ça, ce n’était pas rien !
Je voyais dans les regards une joie franche, de la reconnaissance aussi. Pour moi, cette soirée était unique parce qu’habituellement, nous parlions peu avec nos voisins. Les gens des montagnes sont bourrus et solitaires. Malgré la générosité et l’entraide, il y règne une culture du secret et de l’intimité très forte.
Mais ce soir-là, tout était partagé. Les souvenirs, les émotions, les histoires et les goûts. Je garde un souvenir gustatif unique grâce à cette ambiance humaine et simple, prenant vie dans la plus grande pièce de la maison.