Des paysans affinent leur terroir

Actualité

Publié le 30 janvier 2025

Laetitia Chalandon

Ici, on est dans le « paquet » de producteurs laitiers. Et quand il y a des crises, on est très impactés. Le fait d’être mis en difficulté nous a permis de penser autrement.

Gautier Mazet - éleveur laitier à la ferme du Val Fleury - photo groupe @JarlotProduction

Faire son beurre collectivement

Ça n'existe pas, inventons-le !

Ils voulaient reprendre la main sur la destination de leur lait. Ils voulaient anticiper les prochaines crises de la filière. Ils sont même parvenus à poser les premières pierres d'un nouveau terroir gustatif... Situé à une heure de Lyon, la fromagerie AlterMonts a été créée en 2020 par les paysans et paysannes de quatre fermes laitières des Monts du Lyonnais.

En novembre 2024, j'y suis accueillie par Gautier Mazet. Il est éleveur laitier en agriculture biologique à la ferme du Val Fleury, membre d'AlterMonts.

D’une main chaleureuse, il me tend bottes, veste et charlotte. Je m’équipe et nous entrons dans la fromagerie, un bâtiment neuf, à la charpente en bois. Il comprend une salle de transformation donnant sur l'extérieur, trois caves d'affinage, une salle de découpe et une zone de stockage et livraison.

Une épaisse vapeur d’eau nous enveloppe, il fait doux et chaud. Raphaël et Marie-Pierre, deux salariés de la fromagerie sont occupés à mouler les futures raclettes.

Cette année, 54 tonnes de fromage ont été vendues. Il reste 6 tonnes de stock « Nos caves se remplissent vite. Plus tu gardes un fromage, plus il faut de la place. On a besoin d’évaluer le roulement et la production de lait pour avoir le temps d’écouler le stock. Pas besoin de salle de sport pour les fromagers ! On retourne et on frotte à la main une centaine de fromages par jour. »

Trois caves, quatre ambiances !

La fromagerie propose quatre fromages : La Fleur des Monts (en trois affinages), La Terre des Monts (une tome en quatre déclinaisons), la Raclette (en trois déclinaisons) et un Air des Monts (fromage à trous légèrement sucré à la saveur noisette).

Principalement destinés à la restauration scolaire et collective, aux épiceries, aux restaurants... Le service de distribution est assuré en direct ou par Bio à Pro, une SCIC de producteurs dont AlterMonts est associé. La fromagerie ouvre ses portes tous les vendredis soirs pour son marché paysan, de 16h à 19h. Une maraîchère bio (la Ferme du Matillon) et un boulanger (La Fournée de Pierre) y sont également présents.

vérification du caillé - @JarlotProduction

La Fleur des Monts est fabriquée du printemps à l’automne, lorsque les vaches mangent l’herbe des pâturages. Elle sera affinée durant six mois minimum. C’est le produit phare de la fromagerie.

J’ai eu l’occasion de déguster un affinage de six mois, le minimum pour que les arômes de ce type de fromage puissent se développer.

J’y ai retrouvé la joie des balades dans ce territoire de vallons et de prairies ensoleillées. Une douce promesse pour aller vers un affinage plus mature, donnant une force à ce terroir qui se bat pour conserver son savoir-faire agricole.

Gautier saisit une tome dans ses mains. « Si tu viens de Savoie, tu as l’habitude des tomes «poil de chat». C’est la première flore qui s’installe sur un fromage. Quand tu n’en veux pas, c’est difficile. Comme tu peux le voir, les nôtres prennent une couleur orangée, due à la saumure. Il faut surveiller constamment le fromage, et ce, depuis la nourriture que l’on donne aux vaches. »

Nous nous installons pour discuter. J’aimerais comprendre ce qui a motivé ces quatre fermes à se donner une charge de travail supplémentaire, en plus de la gestion de leurs fermes.

fleurs des monts

Fleur des Monts en affinage

Pendant six mois, on n’a pas parlé fromage, on a parlé de nos vies. C'est uniquement après ce temps que nous avons décidé de nous lancer ensemble.

Gautier Mazet

Un débouché local pour anticiper les crises internationales

Dans les Monts du Lyonnais, il n’y a pas d’AOP permettant de reconnaître et de valoriser des produits ou un savoir-faire. En Haute Savoie, grâce au label, le lait pour le Reblochon est acheté deux fois plus cher et reste sur le territoire.

Ici, explique Gautier, on est dans le « paquet » de producteurs laitiers. Et quand il y a des crises, on est très impactés. Le fait d’être mis en difficulté nous a permis de penser autrement. Le projet de la fromagerie est né d’une grave crise du secteur conventionnel. En 2011, la commission européenne vote la suppression des quotas de régulation. Le marché ne s’est pas adapté comme l’annonçait le libéralisme, et en 2015, lorsque la loi s'est appliquée, il y a eu une surproduction de lait. Les prix ont dégringolés. Les éleveurs sont devenus encore plus dépendant des contrats avec le privé. En bio, on s’est dit que les mêmes erreurs pourraient se reproduire. Quand on est soumis à un marché mondial ou international, on est exposés aux risques.

Les fermes sont adhérentes chez Biolait, collecteur de lait. La production est revendue aux industriels et aux artisans, qui eux, ont les moyens et les choix du type de commercialisation.

Un autre facteur a appuyé leur réflexion : un autre gros acteur de la filière laitière, SODIAAL (collecteur et distributeur de lait), développe un projet de tour de séchage pour transformer du lait bio en lait infantile en poudre, pour le marché chinois. Même si Biolait ne se positionne pas dans le sens de SODIAAL, les quatre fermes se disent qu'il est temps de se réapproprier la destination de leur production.

Malgré l'absence de label sur le territoire, la dynamique agricole y est belle et diversifiée (entre production laitière, maraîchage, arboriculture, élevage…). Ce vivier permet aux agriculteurs de se rencontrer, de s’organiser et de favoriser les initiatives à travers les organisations syndicales, la présence de techniciens agricoles, et la culture de mutualisation d’outils.

D'où est partie l'idée de monter un collectif ?

« C'est une technicienne du bassin versant de la Coise qui, lors d’une réunion d’agriculteurs, lance l’idée d’une sorte de CUMA pour la transformation (Coopérative d'Utilisation de Matériel Agricole regroupant des agriculteurs et agricultrices qui investissent ensemble dans du matériel et s'organisent pour utiliser ces équipements sur leur exploitation, en employant éventuellement du personnel). Cette proposition a résonné pour Gilbert Besson, éleveur laitier de Saint-Galmier. Il a contacté ses connaissances ; on gravitait dans le même réseau. Et rapidement, un groupe de trois fermes s’est constitué. La quatrième n’était pas en bio. Cela titillait son exploitant de passer le cap. Ça a été l’occasion.

On se connaissait de loin, mais on ne savait pas si on allait pouvoir mener à bien un projet de transformation collective. Au début, on a travaillé sur notre vision. On a échangé sur nos représentations de l’outil de transformation collectif, ce qu’on voulait faire avec ce projet.

L’AFOCG Rhône Loire nous a accompagnés et a animé nos échanges. Pendant six mois, on n’a pas parlé fromage, on a parlé de nos vies.

C'est uniquement après ce temps que nous avons décidé de nous lancer ensemble. On était tous partants pour continuer l’aventure.

On s’est alors demandé quoi faire avec notre lait. »

Gautier Mazet - éleveur laitier - Chazelles sur Lyon (42)

Gautier Mazet - éleveur laitier - Chazelles sur Lyon (42)

Le projet de Fromagerie n’était pas une évidence de départ ?

Non. Autour des Monts du Lyonnais, il y a deux gros bassins de consommation qui sont Saint-Étienne et Lyon. Les fermes font beaucoup de transformation individuelle vers des yaourts. On ne voulait pas concurrencer les collègues déjà en place. Notre idée était d’aller chercher des secteurs de marché qui n’existaient pas en bio ou qui n’étaient pas du coin. On s’est dit que ce serait chouette d’avoir un fromage local de la même famille qu’une autre célèbre pâte pressée cuite du Jura... C’est comme ça que la Fleur des Monts est arrivée.

Et puis très vite, on a été rattrapés par la réalité commerciale. Qui voudrait nous prendre un fromage que personne ne connaît ? On a eu peur d’un refus catégorique.

On s’est dit qu’il fallait diversifier la gamme. Les tomes sont arrivées, puis la raclette s’est greffée au dernier moment. C’était même une demande des habitants du territoire !

quatre type de fromage

Fleur des Monts, tomes et raclette d'AlterMonts

On est passés de producteurs de lait d’une filière longue et pour une finalité qu’on ne connaissait pas, à une production de lait à destination de fromages au lait cru. Si notre lait a des défauts, l’impact est immédiat.

Du débouché économique à la naissance d'un système vertueux

Qui dit terroir, dit typicité liée aux sols, aux pâturages... Cela implique aussi un savoir-faire dans les fermes.

Oui, on a fait évoluer pas mal de choses sur nos fermes. On a très rapidement exclu le chlore pour le lavage de nos machines à traire et du tank à lait pour éviter les résidus et pour avoir une flore ambiante non pathogène et bonne pour la fromagerie.

Un changement dans l’alimentation du troupeau...

En filière longue, la quantité de lait produit par vache est un critère plus important que la qualité. La génétique est optimisée et généralement, une seule race est retenue. Sur toutes nos fermes, on joue la diversité. On a de la Prim’Holstein noire et blanche typée et productrice, de la Montbéliarde, de la Jersiaise et de la croisée.

Sur notre ferme du Val Fleury, on avait, en plus de la vente du lait, une transformation de yaourt et de crèmes que nous avons conservée. Dans les deux cas, le lait est pasteurisé et perd son goût. Dans ce genre de transformation, l’activité microbiologique du lait n’est pas très importante ; ce que l’on recherche, c’est la matière grasse et protéique. Avec la fromagerie, on est passés de producteurs de lait d’une filière longue et pour une finalité qu’on ne connaissait pas, à une destination de fromages au lait cru, au rendu mesurable. Si notre lait a des défauts, l’impact est immédiat.

... favorisant la biodiversité des prairies

« Nous donnons un accès extérieur à nos troupeaux. Le système pâturant était déjà en place, mais il a fallu le soigner davantage. Le rendu du lait ne sera pas le même entre du ray-grass / trèfles (le ray-grass anglais est une des graminées fourragères les plus simples à installer) qu’avec des prairies permanentes, diversifiées et fleuries. Nos prairies longues durées contiennent douze variétés végétales. »

Ce qui est aussi excellent pour la biodiversité des sols et l’accueil d’espèces d’insectes, de batraciens et de toute une faune sauvage.

Une bonne partie des fermes produit de l’herbe fermentée pour nourrir les animaux l’hiver. Soit sous forme de balles, appelées enrubannage, soit sous forme de tunnel, appelé ensilage (ce type de fourrage est stocké à proximité des fermes sous de grandes bâches, retenues par des pneus).

Ces deux méthodes de conservation de l’herbe peuvent malheureusement favoriser le développement de la spore butyrique (inoffensive pour la santé, mais dévastatrice pour les fromages). Présentes naturellement dans la terre, les spores peuvent être incorporées dans les fourrages lorsqu’il a plu et que le sol est boueux. Elles se retrouvent dans les meilleures conditions de développement lorsqu’elles sont au contact d’un environnement chaud et humide. Digérées par les vaches, elles arrivent dans les bouses et dans l’environnement de la ferme. Les spores peuvent donc très vite se retrouver dans le lait puis dans le fromage, où elles trouveront nourriture et habitat. En se développant, elles font « éclater » les fromages et amènent de l’amertume. « C’est la hantise de tout producteur de fromage au lait cru et de fromage de garde. En AOC Comté, l’ensilage et l’enrubannage sont interdits. On n’a pas pu arrêter du jour au lendemain, parce que c’est un changement trop important sur nos fermes. Par contre, on maximise le pâturage et la production de foin que nous avons augmentée depuis la création de la fromagerie. Et on est très vigilants sur la qualité de l’ensilage et de l’enrubannage. Quand on l’ouvre, on fait attention de regarder à qui on le donne. »

Vous êtes en train de créer une nouvelle identité culinaire, gustative à un territoire !

Notre rêve, c’est que les habitants partent en Bretagne ou dans le Sud avec notre fromage dans la valise ! Comme les Francs-Comtois ! On avait envie que les gens s’identifient à la fromagerie !

Et permet la création d'emplois

Vous souhaitiez une plus juste rémunération et une finalité locale à votre production. Vous avez du travail en plus et de grosses adaptations. Est-ce que vous avez trouvé votre équilibre financier ?

On a commencé la fabrication en juin 2020 et la vente en septembre. On savait que les premières années, il n’y aurait rien. Cette année, on espérait, mais l’énergie a augmenté et ce qu’on avait prévu pour les fermes est parti dans le gaz. En 2025, on devrait transformer autour de 600 000 litres de lait. On devrait commencer à sentir les retombées. On passe tous de super moments sur la fromagerie, mais il faut que ça aboutisse économiquement. Pour nous, mais aussi pour montrer que le modèle fonctionne. On a reçu pas mal de producteurs d’autres régions qui avaient envie de se lancer dans un modèle similaire.

Quand tu dis qu’il n’y a rien, à qui va la vente de votre lait ?

Il est acheté par Biolait et vendu par Biolait à la fromagerie. Il est vendu à un prix où les frais de collecte sont soustraits, car elle est assurée par AlterMonts. En filière laitière, quand tu livres une organisation de producteurs comme Biolait, Lactalis, ou Sodiaal, tu as un contrat d’exclusivité. Si on avait voulu se passer de Biolait, il aurait fallu du jour au lendemain transformer des milliers de litres de lait. Ce n’était pas possible. Et en plus, nous sommes très attachés à Biolait. On n’aurait pas pu faire sans pour la fromagerie.

Finalement, Biolait rachète le lait au même prix que si ça partait sur une filière longue. Les retombées se font entre AlterMonts et les fermes, sur les bénéfices de la vente du fromage. Pas sur celle du lait.

Comment parvenez-vous à concilier votre charge de travail de paysan avec celle de fromager et d’affineur ?

Dès le départ, on savait que nous allions embaucher pour la transformation, car nous n’avions pas le savoir-faire. Cependant, il a fallu être très impliqués sur la fromagerie, car nous n’avions pas les moyens d’embaucher suffisamment. On a démarré avec un salarié et au fur et à mesure des années, on a pu baisser notre présence et passer à quatre salariés. La réception du lait en cuve jusqu’à la sortie de cave leur incombe à 90%. En tant que paysans, on ne fait quasiment plus d’affinage, mais on donne un coup de main sur la découpe et les commandes.

Par contre, toute la partie administrative, démarchage, relation client et facturation est assurée par les paysans et paysannes. Ce qui représente quand même 2,5 équivalents temps plein. Presque autant que le travail dans les fermes.

Crise Agricole, tout un fromage ?!

Avec l’hiver, le temps des revendications se fait de nouveau entendre dans le monde agricole. Elles n’ont pas toutes le même son de cloche, et la diversité de leurs échos a tendance à s’éteindre avant de parvenir jusqu’aux oreilles de nos cités.

Suite à la mobilisation de nombreux acteurs, l’Agence Bio, ne fermera pas. Le gouvernement s'y est engagé. Cependant, la ministre de l'agriculture, Annie Genevard, maintient son positionnement à l'encontre de l'agriculture biologique en stigmatisant ses acteurs. On assiste à un détricotage des instances environnementales assurant les transitions écologiques et le respect des normes. Sous couvert d'économiser quelques millions, c’est en réalité un choix politique éminemment inquiétant. Il est préoccupant parce qu’il ne va pas dans le sens du terrain et que les efforts ne sont pas mis au bon endroit. Rappelons qu’en septembre 2024, le rapport scientifique du bureau d'étude le Basic sur les coûts cachés de l’agro-industrie, «L’injuste prix de notre alimentation», annonce que 20 milliards d’euros sont dépensés chaque année en France pour pallier les effets secondaires d’une agriculture intensive et conventionnelle, entre impacts sanitaires et pollution. Et que, publié le 22 novembre 2024, un rapport de près de 600 pages alerte sur la piètre qualité de l’eau potable, due aux différents intrants et pesticides (réalisé par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (Igedd), et le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER))

Enfin, l’enquête menée auprès des agriculteurs de France par The Shift Project au cours de l'année 2024 montre que 87% des agriculteurs (tous bords confondus) sont prêts à s’engager dans une transition écologique si celle-ci est assortie d’une condition économique. 86% d’entre eux considèrent que le changement climatique présente un risque pour la viabilité de leur exploitation et 75% s’inquiètent des effets des produits phytosanitaires sur leur santé.

L’aventure d’AlterMonts est assez significative de la puissance d’un changement sur l’ensemble d’une filière. Alors qu’il était recherché un débouché économique, c’est tout un écosystème vertueux qui prend naissance et qui grossit de manière exponentielle, depuis la ferme jusque dans nos assiettes. Il a pu voir le jour parce qu’il a été accompagné et soutenu. Si demain les organisations environnementales disparaissent, les possibilités s’amenuisent aussi. Alors que nous avons besoin de beaucoup plus d'aventures humaines et économiques comme celle-ci.

Elles démontrent que faire du ET est possible. Elles participent à dynamiser les territoires, crééent de l'emploi et de la valeur, permettent un accès à une alimentation de qualité tout en sauvegardant l'environnement.

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