Retour à la terre

Actualité

Publié le 27 février 2025

Laetitia Chalandon

je savais à peu près à quoi ressemblait une vache mais ça s’arrêtait là ! - rires - il me fallait les bases théoriques, prendre le temps de me former et vérifier que c’était vraiment ce que je voulais faire

Gautier Mazet, éleveur laitier à Chazelles sur Lyon

retrouvez le premier volet filière lait : AlterMonts affine le terroir

Retour à la terre

_ Allez ! Allez Maldives, allez Sybille ! Gautier siffle et reçoit de nombreux meuglements en retour.

Elles se tiennent les unes derrière les autres, dociles. Immenses, massives. Elles me regardent avec douceur et curiosité. Leurs muscles puissants se mettent en action sous leur robe blanche et noire, sous leur couleur crème et marron.

_ On a toutes notre vache préférée. Allez Olympique !

Allez les belles ! Avancez un peu s’il vous plaît ! Allez ! (sifflement).

Elles m'impressionnent. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas retrouvée aussi proche de ces grands et gros animaux. Elles dégagent une chaleur diffuse d'herbe fraîche, de foin, et de bouse de grand air. Leurs sabots se plantent dans le chemin de terre. Gautier les encourage alors qu'elles prennent la pose devant mon appareil.

_ Allez Sépia, allez Oubliette ! Elles prennent leur temps pour arriver jusqu’à l’étable !

Nous étions partis en voiture à leur rencontre dans le champ, mais elles étaient déjà rentrées. Toutes seules. Elles ne sont quasiment pas fermées et connaissent le chemin. Nous avons fait demi-tour pour leur ouvrir le passage séparant la route de la ferme. Elles franchissent les derniers mètres, jusqu'à la stabulation, étable en langage courant.

_ Il y a toute une hiérarchie dans le troupeau, lance Gautier. Elles me font penser à une classe d’élèves ! Il y a tous les tempéraments : la discrète, la curieuse, celle qui emmerde un peu tout le monde... On sent des traits de personnalité. Sur la traite des vaches, c’est flagrant. On a celle qui décide de passer toujours en première, les têtues qui ne veulent pas passer tout de suite, celle qui ne veut pas passer derrière une... Ah, des fois la traite, c’est folklorique ! Il faut faire attention à comment tu installes tes vaches ! Elles ressentent ton état émotionnel. Si tu ne vas pas bien, elles le savent tout de suite. Ça m’est arrivé de traire en n'étant pas là, en n'étant pas bien et ça a été une des pires traites de ma vie. Et puis quand tu es dans un moment plutôt agréable, c’est rare que ça se passe mal.

Je suis arrivée vers 13h pour la visite de la fromagerie AlterMonts puis pour celle de la ferme du Val Fleury. Il est seize heures, je vais repartir, et Gautier va peut-être enfin pouvoir manger son repas de midi. À moins qu'il n'enchaîne jusqu'à la traite.

Je reprends la route et ne peux m'empêcher de m'arrêter quelques instants pour photographier le paysage. En plein mois de novembre, par temps nuageux, ce n'est pas tellement lui rendre hommage. Cette terre agricole, parsemée de fermes, est encore à l'image d'une campagne diversifiée. De nombreux rapaces surveillent les prairies depuis les clôtures, et j'ai effrayé un lapin en m'approchant.

Quelques heures plus tôt, nous avions quitté l'atmosphère feutrée, orangée et gourmande de la fromagerie pour nous rendre à la ferme du Val Fleury, implantée à quelques kilomètres.

Gautier

Gautier Mazet, éleveur laitier à Chazelles sur Lyon

je voyais mon frère épanoui et heureux dans ce qu’il faisait. Un jour, je l’ai appelé et je lui ai demandé s’il avait une place. Il a cherché une chaise pour s’asseoir ! - Gautier Mazet - éleveur laitier en agriculture paysanne et biologique

Des carrières inattendues

Ils sont quatre associés : Mathieu et sa femme Caroline, Gautier et son frère Adrien, le repreneur initial. La ferme compte en plus une salariée à 80 % pour la transformation des yaourts et un salarié polyvalent à 60 %.

Aucun d'eux n'est issu du monde agricole. Le grand-père d'Adrien et Gautier possédait une ferme dans les Monts du Forez. Ils y passaient du temps étant enfants, mais sans vivre la réalité paysanne au quotidien et sans se projeter dans la profession. « L'école, ça marchait bien pour nous. Et quand ça marche bien, on te dit de continuer. On aimait la filière scientifique. Adrien a fait un DUT mesures physiques. Mais il ne s’y retrouvait pas. Il a repris un BTS agricole, et fut contrôleur laitier pendant un an ou deux. Il a découvert l’agriculture paysanne à travers la ferme de sa belle-famille. Comme ça collait bien à ses convictions et à sa vision de l’agriculture, ça lui a donné envie de s’installer. Il a rejoint son beau-père qui avait 30 vaches. En filière lait, c’est assez limité et insuffisant pour accueillir une deuxième personne. Et dans le coin, il était compliqué de trouver de la surface supplémentaire. Du coup, il s’est dit : "Si je ne peux pas produire plus, je vais regarder comment mieux valoriser la production." C’est comme ça qu’est arrivée la transformation de yaourt sur la ferme. »

Dans les années 2010, suite à la dynamique lancée par le Grenelle de l’environnement, les premiers engagements de produits bio en restauration collective ont permis de développer la filière. La structure coopérative de distribution Bio a Pro venait de naître et cherchait un producteur laitier. "Les planètes se sont alignées et Adrien s'est assuré un débouché pour les yaourts."

Ces fameux yaourts sont d'une douceur incomparable. La texture, onctueuse et nourrissante, développe des arômes fleuris et délicats. J'avais déjà eu l'occasion de les déguster il y a six ans, dans mon ancienne vie de restauratrice. La sensation de légèreté et de fraîcheur m'avait marqué. La même émotion de bien-être m'est revenue, intacte. La faculté des produits artisanaux à nous surprendre et nous raconter une histoire singulière est si précieuse. Unique. Indispensable.

Les yaourts de la ferme du Val Fleury sont servis aux écoles élémentaires de la ville de Lyon, entre autres.

Bifurcation après des études scientifiques

Suite à un DUT génie biologique option génie de l’environnement, puis à une licence pro en écologie, Gautier ne se retrouve pas non plus dans les carrières qui s'ouvrent à lui. Il rit en expliquant son changement de cap : « Je voyais mon frère épanoui et heureux dans ce qu’il faisait. Un jour, je l’ai appelé et je lui ai demandé s’il avait une place. Il a cherché une chaise pour s’asseoir ! » Gautier est repassé par le circuit des études, un apprentissage BTS agricole de 2014 à 2016. « Je savais à peu près à quoi ressemblait une vache, mais ça s’arrêtait là ! rires Il me fallait les bases théoriques, prendre le temps de me former et vérifier que c’était vraiment ce que je voulais faire et si je pouvais bosser avec mon frère. J’ai aussi fait du salariat sur d’autres fermes, car j’avais envie de voir d’autres choses. »

Seulement, il y a toujours trente vaches et trente hectares. En 2019, il devenait très compliqué, même avec la transformation, de faire vivre l'ensemble des travailleurs. Le changement climatique y est pour beaucoup. On n’élève plus trente vaches avec la même surface qu’il y a quelques années. « À chaque fourrage, explique Gautier, on était limite à la sortie de l’hiver. On a eu l’opportunité de récupérer une ferme d’un couple qui partait à la retraite. Aujourd’hui, on a 70 ha de terrain qui nous permettent de respirer. Le troupeau comprend 40 à 45 vaches. Ça nous suffit et on n’augmentera pas. »

La force du collectif permet de faire des investissements

Adrien, Mathieu, Caroline et Gautier ont fait le choix d’investir dans les infrastructures et d’améliorer les conditions d’élevage. Avec une salle de traite plus adaptée, ils peuvent traire seuls et assez rapidement.

La salle de traite avait 40 ans. Ce n’était pas plaisant, et c’est deux fois par jour ! Quand ce n’est pas à ta taille, qu’il y a des trous, ça peut vite tourner au cauchemar. C’était une volonté : que le travail d’astreinte puisse se faire individuellement sans y passer la journée.

Et de travailler plus décemment

Avec le système de roulement, ils travaillent un week-end sur trois, prennent 4 semaines de congés par an, dont 15 jours en été ! Un vrai luxe pour l’élevage laitier... « Et on peut vraiment éteindre notre téléphone. On part sereins, car on sait que la ferme continue d’être gérée. La charge mentale est répartie. »

Chacun a pris une responsabilité : culture, élevage et transformation. S’il y a un référent par atelier, ils sont tous polyvalents sur les tâches du quotidien. Ce qui permet d’être plus facilement remplacé. Car l'élevage laitier, ce n'est pas seulement sortir les vaches et les traire. Il faut aussi se préoccuper de ce qu'elles vont manger. Si certaines exploitations font le choix de garder les animaux fermés toute l'année, ce n'est pas le cas de la ferme du Val Fleury. Les vaches sont mises en pâturage. Cela demande toute une organisation autour de la gestion des prairies aux belles saisons et des ressources en fourrage pour l'hiver.

Les éleveurs cultivent les champs avec des variétés végétales adaptées à l'alimentation des bovins

L'agriculture créée de la valeur ajoutée mais elle ne va pas aux fermes. L'idée, c'est bien de l'y ramener

- Gautier Mazet

Faire son beurre en produisant moins

Pour donner un ordre d'idée, la ferme du Val Fleury fait travailler six personnes avec 45 vaches. Généralement, mais tout dépend du système mis en place sur une ferme (ils sont multiples), on parle d'une personne, voire deux, pour un troupeau équivalent.

Comment y parviennent-ils ? Grâce à la transformation sur la ferme et à l'autonomie alimentaire. La ferme produit l'alimentation nécessaire au troupeau et capte les bénéfices des ventes de ses produits. Elle peut se permettre d'embaucher plus de monde tout en réduisant son cheptel. « L'agriculture crée de la valeur ajoutée », explique Gautier, « mais elle ne va pas aux fermes. L'idée, c'est bien de l'y ramener. Les charges restent lourdes, le travail intense et les résultats incertains, mais au moins, il y a une maîtrise de la chaîne. »

Le gros point faible des élevages laitiers français, ce sont les tourteaux de soja. Il en faut pour apporter les protéines nécessaires aux vaches et à la production de lait.

L'élevage et ses contradictions

L'alimentation, premier critère pour la production de lait

Les vaches de la ferme du Val Fleury sont élevées en agriculture biologique et paysanne, principalement en pâturage. Elles produisent 6 000 litres par an, chacune. En élevage intensif, elles sont poussées, via leur alimentation et la sélection génétique, à 10 000 litres de lait. Leur durée de vie est deux, voire trois fois plus courte.

Le gros point faible des élevages laitiers français, explique Gautier, ce sont les tourteaux de soja. Il en faut pour apporter les protéines nécessaires aux vaches et à la production de lait. En France, les rations énergétiques sont généralement produites sur la ferme via le fourrage et les pâturages. Mais les apports protéiques sont insuffisants et le soja est très peu cultivé. Il est souvent acheté à l’extérieur et peut venir du Brésil. Si c’est le cas, ce sont des OGM, et potentiellement issus de déforestation. En bio, tu ne trouveras pas d'OGM et, au sein de Biolait, notre collecteur de lait, on est allés un peu plus loin dans notre charte pour s’en passer.

Avant que l'on prenne cette décision, les achats se faisaient en Italie avec un tourteau venant d’Inde. C’était difficile d’avoir une transparence sur cette filière. On a donc décidé d’arrêter l’achat d’aliments extérieurs à la France. Les tourteaux sont bio et français pour les adhérents de Biolait. À la ferme, nous n'en utilisons quasiment plus. Nos prairies et notre foin sont suffisamment riches en légumineuses pour équilibrer les rations. On fera un peu moins de lait, mais on ne dépendra pas d’achats extérieurs.

Réfléchir à une agriculture plus autonome et plus propre implique de changer sa manière de travailler sur toute la chaîne. Et souvent, l'agriculture devient un vecteur de richesse et de dynamisme plutôt que d'appauvrissement du territoire. Je ne parle pas de richesse financière, mais bien d'intégration et de gestion des paysages et des ressources naturelles. Nous avons pensé, depuis 70 ans, une agriculture hors sol, complètement recomposée en fonction des outils dits "modernes", en poussant toujours plus la production pour l'export. Sans résoudre pour autant les difficultés économiques et sociales de la plupart des paysans et paysannes. En témoigne ce reportage de France Info et de l'INA

Repenser le travail du sol

La ferme du Val Fleury a fait le choix de prairies diversifiées, sur sol vivant. Cela signifie que le travail de la terre n'est plus pratiqué en profondeur. C'est la biodiversité du sol qui est alimentée plutôt que les plantes. C'est ensuite l'ensemble de ce "microbiote" qui produit l'azote dont les cultures ont besoin pour se développer. Le sol capte et retient mieux l'eau, il attire des auxiliaires et divers insectes qui reconstituent un socle riche et varié pour d'autres prédateurs, comme les oiseaux, les batraciens...

Le changement climatique impacte la gestion des prairies

Nous manquons de visibilité sur les saisons ! C'est la très grande difficulté.

L'agriculture est avant tout une affaire d'anticipation. Il y a très peu de marge de manœuvre. L'organisation du travail, des semis, des récoltes, des achats... se fait sur une année. Une saison ratée, c'est l'année qui se joue : en 2023, le printemps fut très sec, et la germination des semis en a pâti. On pouvait se rattraper en plantant à l'automne, mais il ne fut guère mieux. Puis, en 2024, cela a été l'inverse. Il faut à chaque fois jongler et se dire que c’est soit un coup de poker, soit tu anticipes bien et ça passe à peu près...

Le plus problématique avec l'élevage, ce sont les canicules et la difficulté de protéger et de nourrir les troupeaux. Dès qu’il fait plus de 25°, les vaches dépensent de l’énergie pour se réguler. Quand il fait 35° et que tu ouvres la barrière, elles te regardent l'air de dire : _"Non mais moi je reste ici ! Je ne vais pas dehors !" En les gardant à la stabulation, il faut trouver comment les nourrir avec les rations de l'hiver.

Les conséquences du remembrement se payent au prix fort

Le remembrement désigne le rapprochement des parcelles par la destruction des barrières naturelles et/ou l'échange de terrain entre propriétaires. Il fut imaginé dans l'objectif de gagner en productivité, et ce, depuis l'Ancien Régime (post-Révolution française). Mais c'est bien dans les années 50 qu'il a connu une accélération et défini les paysages ruraux tels qu'on se les représente aujourd'hui. Dans les années 60, un pic a été atteint avec plus de 500 000 ha remembrés par an ! L'État encourage la productivité sans la concevoir autour d'une vision systémique. Au lieu de réfléchir à l'intégration de l'agriculture dans les écosystèmes présents, on a pensé "remplacement" et détruit en conséquence des haies vives, des bocages et des zones humides. En Bretagne, le paysage a été totalement bouleversé avec la suppression des chemins, des cours d'eau, des bosquets... Dans les années 70, les agriculteurs ont alerté des conséquences dramatiques à long terme (archive INA). Avec la disparition d'arbres isolés dans les champs et de haies hautes, il n'y a plus d'ombre pour les troupeaux ni de coupe-vent. Les semis sont à la merci des éléments de plus en plus violents, la pluie se raréfie, l'eau ne s'infiltre plus dans les sols.

Consciente des défis à venir et de la nécessité de ramener de la diversité pour poursuivre une activité agricole, la ferme du Val Fleury investie dans l’agroforesterie : on a replanté mais avant qu’il y ai un troupeau qui se couche dessous, ce ne sera pas pour nous...

Et celui de la conservation

Le séchage du foin se fait traditionnellement dans les champs. Il ne doit pas être trop humide avant d'être mis en botte pour éviter qu'il ne moisisse. Mais lorsque le climat extérieur n’est pas propice, cela devient une vraie source de stress et de casse-tête. Cette année, à la mi-novembre, on leur donne zéro foin. Et peut-être qu’au printemps, jusqu’à début mai, elles vont rester à l’intérieur. Avec nos 70 ha, c’est beaucoup plus souple. Mais sur une ferme qui est dimensionnée à flux tendu, tu ne sais jamais si tu auras assez de nourriture. Tu peux faire de supers foins, récolter de la bonne qualité en quantité suffisante au printemps, mais dès le début de l’automne, tu peux ne rien récolter au printemps suivant.

séchage en grange

séchage en grange

La ferme a réalisé un gros investissement pour le séchage en grange. Le principe, c’est de récolter un foin pas complètement sec et d'achever le séchage grâce à un gros ventilateur qui souffle de l’air collecté dans le double-toit. L'air ressort par des caillebotis situés sous le foin. Ce dernier sera d’une meilleure qualité, car il sera très peu travaillé au champ (non retourné par des tracteurs, moins de dispersion au vent...).

Ce qui est important dans le foin, ce sont les feuilles. C’est là qu’est la valeur alimentaire d’une plante. Gautier attrape un brin d'herbe dans l'immense tas de foin.

Là, on a une luzerne et il y a tout. On a perdu zéro feuille. Un foin trop travaillé, tu ne récoltes que la tige, tu n’as plus rien d’intéressant nutritivement parlant.

branche de luzerne sechée et complète

branche de luzerne séchée et complète

Et à distribuer c'est royal aussi. Il y a tout un système de rail. Entre ça et l’ensilage...

L’ensillage ce sont les gros tunnels extérieurs souvent couverts avec des bâches et des pneus. Tu vas dans ton tas, venir gratter avec ta machine, venir enlever les pneus, retirer la bâche, quand il fait -3° et le faire tous les jours ! Nous l’hiver, on n'allume pas un tracteur. C’est moins de pétrole pour nourrir et moins de passage de tracteur dans les prés aussi. Mais ça demande un gros investissement et il faut une surface de bâtiment assez grande

sechage en grande, rail de distribution

rail de distribution du foin

Lien à l'animal et lien économique : défaire le paradoxe

Une coupure nette entre l'animal et son environnement

Dans un enclos, les petits veaux viennent nous voir. Ce sont les futures génisses, futures vaches dans trois ans. Les veaux sont nourris avec le lait de la ferme, ce qui n'est pas toujours le cas. En élevage, l’utilisation de poudre de lait pour faire grandir les génisses est plus fiable, car les apports en matière grasse et en protéines sont parfaitement calculés.

« Ça reflète bien les aberrations de la filière du lait ! » constate Gautier. « Pour deux raisons. La première et évidente : le lait est à disposition sur la ferme !

La deuxième : le montant du lait en poudre est inférieur au prix de vente de notre lait. Pourtant, il a subi des traitements thermiques pour être réduit en poudre, il a voyagé des kilomètres... Tout ça est non seulement très énergivore, mais en plus, ça alimente l’idée que nous ne pouvons pas être bien rémunérés puisqu’on trouve toujours moins cher ailleurs. »

Même au sein de l’élevage, il y a des coupures très nettes et très brutales entre l’animal et son environnement. On essaie de recréer de manière un peu artificielle les conditions pour le faire grandir...

Même si c’est le lait de la ferme, c’est nous qui leur donnons, donc il y a déjà une part de « non naturel. Dans les quatre fermes que compte AlterMonts, on doit être les derniers à donner le biberon. Les collègues ont des vaches nourrices et ça marche super bien. Il y a beaucoup d'avantages, car le veau boit à la bonne température et il est en lien avec des adultes. La transmission sociale dans le troupeau est effective. En revanche, ça demande là aussi des infrastructures et une organisation différente. Nous n’avons pas pu prioriser cet aspect, même si nous trouvons que c’est une très belle pratique.

La vie animale au cœur de la ferme

Nos vaches font en moyenne 4 à 5 lactations. La doyenne a 12 ans. On ne peut pas faire autrement que d’avoir un veau pour qu’une vache donne du lait. C’est ce qui est dur avec cette filière. On essaie d’en élever de temps en temps ou d’en donner aux collègues pour qu’ils restent dans le territoire, mais la plupart du temps, les mâles partent à l’engraissement.

Nous voyons naître et nous élevons nos animaux. Il y a un lien fort qui s'instaure et qui vient avec le lien économique. Même si ce dernier ne dirige pas toujours nos choix, il est indissociable. Nous travaillons avec le vivant et c'est dur.

Surtout le départ à l'abattoir. C'est une étape essentielle et qui nous est retirée. Nous n'avons pas de vision sur la manière dont ça se passe. Nous faisons tous ce que nous pouvons pour que leur vie à la ferme soit la meilleure possible. Mais pour le dernier moment, le plus important, nous ne sommes pas là. Je te disais tout à l'heure que nous les reconnaissions à leur caractère. Mais je suis certain qu'elles aussi savent nous distinguer. C'est aussi pour cela que la ferme à taille humaine est importante. L'animal, la vie animale doit être au cœur de notre activité.

Et reprendre la main sur les prix

Le monde paysan est coincé dans ses prix. Les éleveurs laitiers vendent aux collecteurs, qui vendent aux industriels. Avec la création de la fromagerie, les quatre fermes associées peuvent revaloriser leurs revenus sur la vente des fromages. Mais elles se heurtent quand même à des dilemmes. Leurs marges sont faibles et, entre réalité du marché et valeur réelle de la qualité des fromages et du travail engagé : chaque année, on essaye d’augmenter un peu de 2 à 3 %, mais ce ne sont pas des décisions faciles. Avec l’inflation, on ne pouvait pas mettre 4 % et pénaliser ceux qui nous soutiennent en achetant nos produits. Alors que les industriels ont augmenté de 15 % sans se poser de question !

On estime que le prix touché sur la vente du lait en bio ne couvre pas le prix de revient. Ça marche parce qu’il y a des aides... C’est ce qui est un peu triste avec l’agriculture telle qu'elle est pensée aujourd'hui. C’est que tu te rends compte que ton revenu est relié à des aides.

Le plan de loi agricole en route pour faire vache maigre ?

En ce début d'année 2025, l'actualité agricole n'est pas porteuse d'espoir. Le projet de loi agricole entériné ce mois de février 2025 s'inscrit dans la veine de ce qui a toujours été prôné par les plus gros acteurs de la filière : produire plus avec moins de normes. Censé répondre aux revendications agricoles, notamment à la question de la rémunération et à l'installation de nouveaux agriculteurs, j'ai rappelé Gautier le 24 février 2025 pour lui demander si le projet répondait bien à leurs attentes.

Au regard de tout ce qui est réalisé sur la ferme et des résultats convaincants, c'est une immense déception pour Gautier. « J'ai l'impression de vivre dans le Gorafi, un monde de l'absurde, depuis quelques mois. On encourage une agriculture ego-centrée, où seule la production compte et rien d'autre. Avec les récentes élections des chambres de l'agriculture, on en prend pour six ans d'orientation qui ne vont pas dans le sens des attentes des consommateurs, ni des paysans, ni des évolutions climatiques. On nous fait croire que tout vient des normes, mais c'est faux ! Autant après la guerre, la préoccupation c'était NOURRIR. Autant aujourd'hui, les gens veulent trouver dans leur assiette des aliments de qualité, bons pour leur santé. Ils se soucient de paysages agréables à vivre, tout en ayant de l'empathie pour le monde agricole. »

Mais tout en produisant toujours plus, la France a perdu sa souveraineté alimentaire. C'est ce qu'annonce un rapport réalisé par Terre de Liens. Elle couvre 130% de ses besoins pour nourrir ses habitants. En réalité, les richesses produites sont tournées vers l'exportation. Le sens de l'autonomie a été tordu pour correspondre à un idéal de modèle compétitif sur le marché mondial. Résultat : nous importons quasiment l'équivalent de nos exportations, et ce, majoritairement sur des produits cultivés sur le territoire, comme le blé destiné à l'alimentation humaine et la volaille.

L'agriculture ne peut plus être considérée comme un outil de production hors sol. Non seulement il y a un énorme besoin de faire évoluer les pratiques pour les rendre plus compatibles avec la vie sauvage, mais également de garantir des débouchés locaux pour ces pratiques.

Il faut arrêter de croire que rester dans un domaine purement agricole va nous sauver. Ce n'est pas facile, mais c'est une évolution nécessaire. Et ce ne sont ni la baisse des normes, ni l'opposition des visions qui nous y aideront. 50% des nouveaux qui s'installent souhaitent le faire en agriculture biologique, et ce malgré les annonces d'arrêt de soutien à la BIO.

Instaurer une agriculture de proximité

Je mettrais bien en avant le lien nécessaire entre l’agriculture et la société, d’autant plus dans cette période. Je ne me retrouve pas dans le discours du « laissez-nous bosser ! » que clame une partie de la profession, relayé par certains politiques et représentants de syndicats. Ce n’est pas du tout ma vision de l’agriculture. Moi, je n'ai pas envie qu’on me laisse bosser. J’ai envie que le citoyen soit aussi acteur de ce qu’il a envie d’avoir dans son assiette, du territoire qui l’entoure. Laisser bosser des industries qui font des boulons, bon, ils veulent faire des boulons de taille 10 ou 14, moi, je m’en fous ! Mais l’agriculture a un impact trop grand sur la vie de tout le monde. Il ne peut pas être retiré du débat public. Mais surtout, c'est important que l'on puisse dialoguer directement avec les mangeurs. Les visites de fermes, les activités pédagogiques, les ventes directes...

Manger, c’est voter. J’aime bien cette définition. On a beaucoup plus d’impact avec ce qu’on met chaque jour dans nos assiettes ! Nous sommes très reconnaissants des mangeurs qui nous soutiennent. On est six sur la ferme à vivre grâce à eux. Et nous sommes bien conscients de l'effort qui est le leur.

Car demander au consommateur de choisir n'est pas tenable. Se tenant en bout de ligne, il ne peut que choisir parmi l'offre présente à lui. En ville, un large choix est proposé. Mais dans les zones rurales, on se retrouve avec le paradoxe d'être entouré d'agriculture, mais d'acheter des produits issus de l'exportation ou d'autres régions, car la logistique de circuits courts ne suit pas. Par ailleurs, il faut du pouvoir d'achat, et quand celui-ci fait défaut, ce n'est absolument plus un choix pour les consommateurs.

Ce n'est pas acceptable de dire : « il en faut pour tous les prix. » En gros, le bio pour les riches et l’industriel pour les pauvres. Car l’alimentation, complète Gautier, c'est le premier levier avec lequel le sentiment de se restreindre est le moins fort. Entre une carotte bio et locale et une carotte premier prix, on mesure le changement avec la différence de goût et d'apport nutritionnel (avec le risque à long terme de s’empoisonner avec les pesticides), mais il y a toujours une carotte dans l’assiette. Tu ne ressens pas directement le manque, comparativement à l’arrêt des sorties culturelles ou de loisirs.

On s’en est beaucoup rendu compte à la fromagerie au moment de l’inflation. Il y a des gens qui ont dû faire des choix et on ne peut pas leur en vouloir. On en veut plus aux politiques qui financent des agricultures qui sont nocives pour tout le monde et, en premier lieu, nocives aux agriculteurs ! Du coup, les contribuables payent deux fois : avec des subventions puis avec le traitement des eaux polluées et des scandales sanitaires. On doit garantir une alimentation de qualité pour toutes et tous.

La ferme du Val Fleury est un exemple parmi d'autres sur notre territoire, de paysans et de paysannes qui s'organisent pour revenir à leur mission première : nourrir les gens sainement. Retirer une grande fierté de vivre de son activité tout en participant activement à la vie de la société. Nourrir. Permettre à chacun et chacune de trouver dans son assiette une alimentation qui aura participé à dynamiser un territoire tout en le respectant.

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Ressources

Pour aller plus loin sur ces sujets, nous vous conseillons la lecture de deux rapports

La Souveraineté Alimentaire, un scandale made in France - Terre de Lien

Vers une agriculture bas carbone, résiliente et prospère – Planifier une transformation ambitieuse du secteur - The Shift Project