Entretien : le retour de la consigne

Tribune d'artisan

Publié le 05 avril 2024

Laetitia Chalandon - crédit photo Olivier Ramonteu

l'équipe de Rebooteille entourée par des casiers de ré-emploi

C'est trop bien ce que vous faites ! Quand j’étais gosse, je ramenais les bouteilles. Et avec les sous, je me rappelle, je filais m’acheter des bonbons. Pourquoi ça c'est arrêté ?

parole de consommateur

Pourquoi trier quand on peut réutiliser ?

Cette question pèse-t-elle dans votre pile de bouteille en verre avant l’arrivée aux conteneurs de tris ? Pourquoi ne pas se resservir de ce qui est encore en bon état ? Pourquoi la consigne a-t-elle quasiment disparu ? Dans les années 70 et 80, avec l’avènement des emballages jetables, il y a eu un changement radical des usages sur l’ensemble de la chaîne. La boucle s’est ouverte pour finir majoritairement en enfouissement, en décharge, en fumée. Car aujourd’hui, seulement 22 à 24,4%* des déchets plastiques sont réellement revalorisés. Le verre, recyclable à l’infini, représente un bien meilleur taux de recyclage s’élevant à 86%. Le problème, c’est que, pour refaire une bouteille à partir de débris, il faut réinjecter 20% de matières premières. Sans compter les coûts et les impacts annexes de traitement. Aujourd’hui, nous sommes contraints de repenser cette vision du « confort » de l’usage unique.

*chiffres publiés par Reporterre et par CITEO

Pourquoi détruire une bouteille de verre puis dépenser de l’énergie et des matériaux à la reconstituer alors qu’elle pourrait être directement ré-employée ?

Stéphane Robert de Rebooteille

Avec Rebooteille, un lyonnais s’engage pour le retour de la consigne

Je rencontre Stéphane Robert, co-fondateur de Rebooteille. Il raconte son aventure, le déclic, les collaborations, les fiertés et les défis à mener pour généraliser la consigne.

La mission de Rebooteille : remettre en circuit les bouteilles en verre avec organisation et simplicité. Rebooteille dessine un cercle vertueux, dans lequel se placent producteurs, distributeurs, consommateurs et partenaires divers (collectivités, prestataires, associations...), sur un territoire de 200km. Rebooteille a fait le choix de ne distribuer aucun bénéfice* et de l’inscrire dans ses statuts. Ils sont à 100% destinés au service de la mission d’utilité sociale que l’entreprise s’est fixée (activités, embauches, développement, matériel...). Son ambition : développer une filière solide et pérenne.

ligne de bouteilles en magasin portant le logo Rebooteille

@Olivier Ramonteu

Stéphane me reçoit dans les locaux administratifs de Rebooteille, partagés avec l’association Zéro Déchets et situé à Vaise. Stéphane, c’est une voix posée, presque chuchotée. Une haute stature, des gestes calmes, un regard curieux dissimulant de l’écoute, une certaine tension aussi, mais surtout, une grande volonté d’engagement.

C’est en 2016 que Stéphane, alors papa d’un petit garçon de deux ans, prend conscience de l’absurdité d’un geste du quotidien. Son fils cherche à l’imiter dans le tri des déchets et Stéphane entreprend de lui expliquer le fonctionnement. Mais une évidence s’impose à lui : pourquoi détruire une bouteille de verre puis dépenser de l’énergie et des matériaux à la reconstituer alors qu’elle pourrait être directement ré-employée ?

« Je suis en train de lui apprendre une démarche complètement stérile. À chaque fois que j’allais casser mon verre dans les silos, ça me mettait en colère. » Cette remise en cause des usages fait venir, par ricochet, la grande interrogation parentale : « que vais-je laisser à mon fils derrière moi ? Quel monde sera le sien ? »

Si l’envie d’agir trouve un écho dans sa vie, c’est peut-être aussi parce qu’elle arrive dans une période de changement professionnel pour Stéphane. Il vient de quitter son poste d’une agence d’architecture. Il expérimente divers projets pour chercher un atterrissage. Il rencontre Nils, qui deviendra co-fondateur de Rebooteille. Tous les deux, ont envie de porter une démarche entrepreneuriale dans le domaine de la consigne. « On sentait la nécessité de faire du volume pour que l’impact devienne pertinent et économiquement viable. On a questionné l’écosystème qui nous environnait. » Les retours ont été encourageants. Les acteurs étaient favorables à la mise en place d’un modèle structuré, avec un axe un peu plus en lien avec leurs attentes.

Stéphane et Nils candidatent en 2018 chez Alter Incub, un incubateur Lyonnais spécialisé dans la création d’entreprises de l’économie sociale et solidaire : les SCOP et les SCIC**. Ils sont retenus pour être accompagnés et l’aventure démarre.

Un modèle jusqu’à présent au cas par cas, trop lourd et trop contraignant :

« Un magasin très engagé qui veut faire de la consigne, peut potentiellement avoir dix producteurs différents, qu’il va spécifiquement référencer pour cela. Mais chaque producteur a son système de consigne : son prix de consigne, sa bouteille, son stockage, sa communication. C’est très compliqué à gérer pour le magasin.

Aux producteurs, ça demande du temps de récupération, des difficultés à faire laver les bouteilles et à choisir les étiquettes appropriées...

On a eu beaucoup de retour du type : « je fais la consigne par militantisme, mais si quelqu’un de plus compétent que moi s’en occupe, je suis content ! »

Et le consommateur, lui, doit se rappeler pour chaque bouteille, son lieu de dépôt (pas forcément compatible avec l’organisation des courses). Ce n’est pas tenable à long terme. Il fallait un système simple pour tout le monde. Stéphane et Niels décident de mettre toutes ces contraintes dans la balance et de proposer un service clé en main : Un casier unique pour toutes les bouteilles, un prix de consigne et de nombreux espaces de collectes, à l’appréciation du consommateur.

Dans un rayon de 200 km, Rebooteille collecte, tri, lave et remet en circuit les bouteilles en les revendant aux producteurs.

Il fallait un système simple, pour tout le monde

Simplifier le système avec des adaptations techniques...

Un travail de Titan pour convaincre les producteurs des effets positifs de leur démarche, et donc d’accepter de faire quelques changements sur les chaînes d’embouteillage et sur l’étiquetage :

_ Vous triez les bouteilles par producteur ?

Non ! Ça prendrait beaucoup trop de temps et ça ne serait pas réaliste. Toute optimisation demande une adaptation. On impose nos références de bouteilles et notre format d’étiquette (pas le design) pour en faciliter le tri, le lavage et la revente.

casier de bouteille à la sortie d'un magasin, en partance pour le site de tri

@Olivier Ramonteu

... permet de faire des économies de moyens et de ressources

On s’est attaché à développer un système permettant d’économiser de l’eau au moment du lavage grâce à un format spécifique d’étiquette et d’une colle adaptée. Ce n’est pas visible pour le consommateur pourtant, les matériaux utilisés sont réduits, moins polluants, moins nocifs et plus facilement réutilisables. Au final, les producteurs sont gagnants, car ils vont faire des économies sur ces produits.

machine de lavage

machine de lavage, mutualisé avec leurs confrères Alpes Consigne et Ma Bouteille S’Appelle Reviens à Valence

_ En somme, plus tu cherches le cercle vertueux plus, tu le trouves ?

L’un de nos imprimeurs sociétaire, Lorge, nous a proposé d’optimiser les bobines d’impression en réduisant encore un peu nos formats et ainsi, sortir plus d’étiquettes par bobines.

De plus, il est entré au contact des producteurs qui travaillaient avec nous - ça fait parti des à-côtés que l’on n’avait pas prévus - et il leur a proposé de mutualiser les coûts d’impression. En gros, les producteurs impriment tous le même jour et se partagent les frais fixes.

Un prestataire s’inspire du gagnant /gagnant

On était allé le trouver au début. On n’avait rien de concret, rien de démarré. Deux novices qui viennent le voir pour négocier des prix. Il a pris les devants et nous a proposé des rabais pour convaincre les producteurs de nous rejoindre, car ça compenserait les surcoûts de départ. Il a cru au projet et a trouvé le moyen de nous aider à débuter tout en conciliant ses intérêts commerciaux. Il aura fallu deux ans avant que ce soit significatif pour lui. Aujourd’hui, c’est devenu un acteur incontournable sur la question du ré-emploi au niveau national pour les étiquettes.

Accompagner les distributeurs...

On fournit la communication, les casiers de collecte et on forme les équipes. On donne des éléments pédagogiques pour les clients. On les accompagne dans l’utilisation des logiciels de caisse pour la gestion des consignes.

_ Comment avez-vous réussi à gérer la monétisation des consignes ?

On a mis en place un système qui permet au consommateur de payer une consigne dans un magasin et de la rapporter pour se faire rembourser chez un autre. Côté distributeurs, ça a été un gros travail de conception pour qu’il n’y ait pas de manque à gagner, puis d’explication du système de rétribution pour les sécuriser et les convaincre. On prend tout le monde par la main, le plus possible pour que ça fonctionne bien !

... pour des résultats tangibles :

Il y a une bonne image de Rebooteille dans la tête des gens. On réalise le travail avec les collectivités locales pour leur montrer que l’on va faire baisser le niveau des bennes à verre et donc des fréquences de collectes !

Rebooteille accompagne 45 producteurs locaux. Des dizaines sont en transition. Nous avons 152 points de collectes. En 2023, nous avons collecté et ré-employé 260 000 bouteilles. Ça fait quatre camions de 33T qui ne sont pas partis au recyclage. La tendance chez Rebooteille, quand un magasin démarre, c’est 20%, 30% de retours puis ça monte jusqu’à 80, 90% pour certains très bons magasins. La moyenne de retours pour un magasin « stabilisé » est de 70%.

_ Et qui prend Rebooteille par la main ?

Nous sommes beaucoup soutenus par la Métropole de Lyon. Par des subventions et des prises de capital dans la coopérative. Le local de tri et de stockage à Saint-Priest est un loyer modéré. On a aussi été soutenu par le programme des Boucles conduit par Ronalpia, le Grap et Suez qui accompagne des acteurs comme nous, engagés pour le bien commun. Les usagers, les utilisateurs sont aussi là. Les gens changent leurs habitudes et c’est très encourageant. Ça envoie des signaux forts.

J’aimerais qu’on se donne les moyens pour que dans 15 ans, toutes les bouteilles soient ré-employables sur l’ensemble du territoire.

Viser le 100% de ré-emploi dans 15 ans...

_ Qu’est-ce que tu espères pour l’avenir de la filière ?

J’aimerais qu’on se donne les moyens pour que dans 15 ans, toutes les bouteilles soient ré-employables sur l’ensemble du territoire. La Brasserie Météor en Alsace fait figure de modèle et d’études auprès de l’ADEME. Ils sont à 98% de retours. Cela représente 50% d’économie pour l’entreprise par rapport à de l’usage unique. Pourquoi n’est-ce pas généralisé ? Nous avons la chance en France d’avoir la Loi AGEC 2020. Les objectifs de cette loi sont 10% de réemploi en 2027 pour tout le monde. Mais passé cette date et il n’y a pas d’obligation de consignes institutionnalisées à l’échelle nationale. Ce qu’il faut, pour convaincre les gros industriels, c’est une vision à long terme. Avoir un message lisible et positionné est un moyen de passer à l’acte.

... avec des modèles en faveur des territoires

_ A quand l’implantation dans d’autres régions ?

Stéphane me fait comprendre que la question ne se pose pas en ces termes. Chez Rebooteille, la philosophie c’est de faire vivre les territoires, d’apporter une réponse locale et investie :

Nous définissons notre zone de collecte en équilibrant production, consommation et distance sur le Rhône, la Loire et l’Ain. Nous gérerons les spécificités de production (vin, jus, bière) et donc de formats de bouteille, de fréquences de transformations, des équipements, des transports etc... Ce qui est valable ici ne l’est pas pour une autre région (exemple, au Nord, il y a très peu de vin, et énormément de brasseurs).

De plus, il existe en France, entre dix et vingt opérateurs de consigne. Certains ont une avance de deux ans sur nous, certains sont émergents. Si chacun développe ses spécificités, il y a une nécessité absolue d’être en dialogue. Dix d’entre nous sont rassemblés au sein de France Consigne afin de faciliter les échanges inter-régionaux.

On a réussi à se mettre d’accord sur un référentiel commun et on a établi un certificat de ré-emploi. C’est un gage que chaque opérateur de France Consigne donne à ses producteurs. Ainsi, les distributeurs sont prévenus et les opérateurs de ré-emploi de chaque territoire peuvent récupérer les bouteilles, même si elles viennent d’ailleurs.

On bénéficie des bouteilles des uns et des autres. C’est un sacré gisement.

... fédérés pour une couverture nationale

_ C’est une sacrée vision de l’entrepreneuriat aussi !

Et ça n’a pas été simple ! Nils a permis ça. Il avait cette capacité à voir et à fédérer autour d’une vision globale. Il avait anticipé l’enjeu au national. Aujourd’hui, France Consigne souhaite s’ouvrir à d’autres partenaires. À long terme, il faut se positionner au niveau national et aller dans les grandes surfaces, là où se fait le volume. Car les instances existent déjà. Mais elles ne sont pas calibrées sur les besoins réels.

Dans les années 70, les emballages jetables sont arrivés sur le marché. Les producteurs n’avaient plus à se soucier de la récupération ni du lavage de ses bouteilles. Ils pouvaient envoyer des bouteilles en plastique à l’autre bout de la France et laisser la collectivité gérer le recyclage. Le tonnage de déchet a été multiplié par 15 en cinq ans. Les collectivités se sont retrouvées débordées. Les industriels ont proposé la mise en place d’une contribution de chaque metteur en marché pour financer des filières de recyclage. Est né Eco-emballage, aujourd’hui CITEO qui récupère cette taxe. C’est une entreprise privée avec un agrément public. À son conseil d’administration, siègent Coca cola, Danone, Carrefour, Intermarché... Ils se sont organisés il y a quarante ans. L’agrément que l’Etat leur accorde stipule des clauses de recyclage à atteindre. Qu’ils ne remplissent pas. Pour réduire les déchets, il faut s’attaquer à la source. Le dernier renouvellement qui leur a été accordé est d’un an contre cinq auparavant. C’est une mise sous pression et une occasion pour nous, qui sommes un nouvel acteur, de nous positionner. Quel rôle pourrions-nous prendre dans ce système-là ? Notre risque, c’est que des acteurs puissent émerger et prendre la part de volume en nous laissant les miettes.

_ Pour finir, aurais-tu une fierté à nous partager concernant Rebooteille ?

Je suis fier de l’équipe. Ce n’est pas simple pour les gens d’arriver dans un projet comme ça. Il n’y a pas de patron, on est salariés et gérants, c’est très horizontal. Chacun amène ce qu’il peut. On trouve ce qu’on y apporte. Et à la fois, ça marche très bien. Ça n’a pas toujours été très simple du fait de départs et d’arrivées, mais aujourd’hui, on a une équipe soudée et équilibrée. Le projet perdure au-delà des gens. Même si je suis co-fondateur, mon nom ne représente pas la boite. Le projet commun est plus fort que la personne, de la même manière que l’intérêt collectif est plus fort que l’intérêt individuel. Je participe à un modèle qui est plus grand que moi. Ça me fait grandir et ça me rend fier.

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*Rebooteille : Imaginée en 2018, la structure est au départ une association puis se transforme en 2021 en société SCIC : Société Coopérative d’Intérêt Collectif.

** Une SCIC, c’est un modèle d’entreprise très innovant permettant d’associer divers acteurs autour d’un projet commun et d’utilité sociale...

... et qui n’a pas pour vocation de distribuer des bénéfices ! Dans la loi, 57,5% des bénéfices doivent rester dans la structure et servent à son fonctionnement. La SCIC est construite sur un modèle coopératif et démocratique selon lequel, une personne = une voix et non pas une part = une voix (pour le modèle le plus connus). Elle doit être constituée d’au moins trois acteurs sociétaires distincts : les salariés, les bénéficiaires, et un troisième type (collectivités, entreprises privées, associations...). Les prises de décisions sont fixées par les statuts et organisées sous formes de «collèges»