Avec ses tablées éphémères, Marion Gaignard dresse un avenir pour la restauration
Publié le 11 juillet 2025

Un restaurant hors les murs, plus proche du sol
Un chant qui s’élève de la terre, après une longue journée sous le soleil. Sur un îlot tranquille, écouter des brides de vie, des fragments de labeur, et nourrir les cœurs de liens, d’empathie et de mets délicieux. C’est le pari que c’est lancée Marion Gaignard en créant Champs de Table, une expérience de restaurant immersif et engagé.
Marion Gaignard est cheffe itinérante. Elle installe sa cuisine dans les vignes et les champs pour recevoir ses convives sous les étoiles. Conçues pour transmettre le travail de la terre, sans intermédiaire. Les tablées réunissent les mangeurs et les maraîchers, les vignerons et les cuisiniers pour une partition d’échange dans un repas en six temps, accords mets et vins. Une symphonie douce, en rupture avec le tumulte de notre temps.
De la douleur de voir le monde s’effondrer dans des cases vides et sombres, naît la nécessité de transmettre ce qui est essentiel. L’engagement de celles et ceux qui nous nourrissent, à travers leur voix, leurs champs.
Retour sur une tablée du 27 juin dernier, à la ferme du Boule d’Or à Curis aux Mont d’Or.

Thibaut expliquant la gestion de l'eau
Manger au cœur des champs, à portée des étoiles
La provenance des produits n’est plus affichée, elle est vécue. De manière humaine, par celle de l’accueil et d’une dégustation pleinement consciente. Les tablées démarrent par une déambulation au cœur des cultures, menée par leur hôte. L’occasion pour ceux venus se restaurer, de poser des questions et d’en apprendre davantage sur les coulisses des métiers, des maraîchers et des vignerons. Le menu est une surprise. Le service se décline dans la trajectoire du soleil et se prolonge dans la nuit lactée. Le temps n’est plus linéaire ni filant, il s’étend et s’installe en cercle, dans un cycle renouvelé et infini. Parce que nous venons d’éprouver la richesse et la densité de compétences du monde paysan, l’incroyable capacité à travailler le vivant, dans toute sa complexité, son imprévisibilité et ses mouvements, il naît autour de la table, une incroyable sérénité. Les convives ne se connaissent pas mais partagent le même repas. Nous avons déjà en commun la visite des champs et des serres où le vent chaud de l’été s’est enroulé dans nos jambes.
Une immersion en douceur vers un atterrissage gourmand et engagé
Nous sommes reçus par la Cheffe Marion et une infusion glacée au basilic, menthe et romarin pioché à quelques mètres de la carafe. Puis, Thibaut maraîcher, nous entraine pour une heure dans ses terres. Environ 4,5 hectares de planches (la planche est l’unité sur laquelle on plante les cultures) pour sept hectares de ferme (surface totale des terrains, bâtiments, chemin, parking compris). Ils sont trois associés plus trois salariés. Faire vivre six personnes sur une aussi petite surface, c’est déjà une belle réussite. Pour Thibaut, Joseph et Félix, c’est une évidence : « dès que nous en avons l’occasion, nous préférons embaucher. C’est un choix que nous avons fait pour avoir des rythmes de vie acceptables et ne pas se retrouver enchaîné à la terre. Nous arrivons à prendre des vacances et travailler en moyenne quarante heures par semaine sur la haute saison. »
Le maraîchage est un métier physiquement harassant. Une bonne partie du temps est consacrée au désherbage. Notamment pour les carottes et les poireaux. Labellisé Agriculture Biologique, (c’est un critère non négociable pour les tablées), le Boule d’or nourrit trois cents familles au quotidien, en vente directe à la ferme. Tous les samedis, un marché ouvre ses portes à d’autres producteurs pour proposer aux habitants, de la diversité de choix (pain, champignons, fromages, petits fruits...).
Dans les coulisses des champs
La visite est ponctuée de haltes qui permettent à Thibaut de transmettre les réalités du métier. Ses problématiques et ses réussites. Une façon de lever les préjugés tenaces et de rendre compte de la grande complexité, ingéniosité et polyvalence de l’activité de paysan. Paysan, celui qui façonne les paysages pour nous nourrir. C’est aussi vivre le grand paradoxe de devoir contraindre le vivant, tout en respectant sa diversité. Plutôt que de détruire, trouver des stratagèmes. « On veut laisser une terre propre derrière nous, ne pas nous empoisonner ni nous, ni nos clients. Mais ça demande beaucoup de renoncements, d’ajustement et de pertes. Cependant, nous sommes fiers de cultiver aussi de la diversité, et dans nos cultures, et autour de nous. »
Ici, Thibaut et ses associés interviennent le plus possible en amont pour limiter la perte liée aux ravageurs. De la prévention plutôt que des traitements. Poser des filets sur les oignons et les échalotes empêchent les papillons de venir y pondre leurs œufs. Ils protègent également des chevreuils venant du bois attenant. De même qu’une clôture basse pour les blaireaux qui appréciaient les pastèques « ils creusent un joli bol et ne nous laissent que la peau ! On installe le dispositif juste au moment de la maturité des fruits et nous pouvons les récolter pour nous ! Et ma foi, si une ou deux vont pour le blaireau, c’est ok. C’est un bonheur de voir toute cette diversité. » Être cultivateur, c’est savoir anticiper, s’organiser et c’est aussi apprendre à renoncer. « Quand les légumes d’été sont presque à maturité, dans notre tête, nous sommes déjà en train de penser choux et poireaux pour l’hiver. Et si une culture ne prend pas pour diverses raisons, il faut savoir lâcher prise et passer à la suivante. Nous pourrons compenser la perte avec d’autres légumes et équilibrer sur l’année. Comme avec la courgette. Une invasion de limaces n’a rien laissé des jeunes pousses. Il a fallu replanter trois fois. Nous avons abandonné l’idée d’en avoir. » Sous les serres, les haricots et les concombres créent des alliances. Les tomates sont bientôt à maturité, leur arôme délicat, herbacé et sucré nous enveloppe. La terre chaude dégage un parfum de graminées, de foin et de thym. Du bois attenant, s’échappent des vagues de fraicheur qui sont les bienvenues. Nous avons achevé les discussions sur la gestion de l’eau et pris conscience, impressionnés du savoir faire pointu pour calculer un usage à bon escient.
La gestion des ressources, les prises de décisions, la volonté de minimiser les impacts carbone sont autant de facteurs entrant parfois en contradiction et qui se manient, au fil du temps. Parce qu’ils sont trois, à être alignés dans leur valeur, ils parviennent à diriger l’entreprise et à trouver les ajustements nécessaires.
C’est la sixième année de fonctionnement pour la ferme et le modèle est une réussite. Il réunit plusieurs atouts, liée à l’ultra-proximité avec la ville, à un terrain historiquement fertile et une installation facilitée par le Syndicat Mixte des plaines du Mont d’or. Constitués des élus de onze communes (dont la Métropole de Lyon) aux couleurs politiques diverses, le syndicat agit pour la préservation du patrimoine et du terroir cultivé sur son territoire. Le fait que Thibaut et ses associés soient issus d’une formation d’ingénieur les aide à appréhender l’organisation du travail différemment. En revanche, cela leur prend du temps pour appréhender les écosystèmes. N’ayant pas l’expérience et la lecture du terrain presque innée lorsque l’ont grandi dans une ferme, ils l’acquièrent dans l’expérimentation, les erreurs et les victoires !
Dégustation en six temps
Notre marche nous mène jusqu’au bois que nous traversons. Nous débouchons jusqu’au dernier champ plus en hauteur. La table dressée, invite à la convivialité. Marion propose son interprétation des produits. En discussion préalable avec Thibaut, elle compose avec la fierté des récoltes. Une tarte fine à la crème d’artichaut, parmesan et thym ouvre la carte. Un légume inattendu, alliant douceur, profondeur et caractère. Accompagné d’un pétillant naturel du domaine du Bon Pas. Suivra un tartare de tomates anciennes & framboises, parfum d’été, puis un concombre un deux services : soupe froide à l’amande & carpaccio citronné
Dans cette tasse une émotion forte, imprévue, magnifique. Je retrouve dans ce plat, l’oreiller de mon enfance. Mes signaux sensoriels plutôt affaiblis en cette fin de saison, les réglages maintenus au minimum pour ne plus souffrir de la dureté politique du moment, ont été brusquement remontés, dans un bonheur indescriptible de sentiment de sécurité, de tendresse et de pyjama coloré.
On allume les bougies, et la nuit autour de nous monte doucement. Se suivent un tartare de truite à la mélisse, haricots verts et herbes fraîches, puis un duo de fromages : chèvre frais, tomme aux fleurs & confiture de tomate verte. La guirlande finit de nous isoler dans ce cocon de bleu, pour finir sur un sablé breton, ganache montée à la lavande et pêche pochée du verger. Les étoiles sont sorties, la lune plus lointaine, nous rappelle à la ville. Ululement d’une chouette. Je voudrais achever les heures qui restent en demeurant ici. Il est minuit mais personne ne souhaite repartir. C’est peut-être la limite d’un restaurant sans mur. Entourés de la seule nuit et des mots que l’on se donne, on voudrait profiter des murmures sans que rien ne nous rappelle à la réalité de nos vies.
Tablées sur l'avenir
A l’image de l’agriculture, la restauration traverse une période de profonde remise en question de son modèle. On s’épuise pour ne pas gagner sa vie. Voir pour la perdre. La restauration traditionnelle est en crise, un cri silencieux qui pourrait s’achever dans un dernier souffle. Des coûts de plus en plus élevés, des marges faibles, une désertion de la clientèle, l’année 2024 connaît une hausse de fermeture de petits établissements. Tandis que 75% du chiffre d’affaires total de la filière revient à la restauration rapide, soit 33% de plus depuis 2019 et que la concentration des chaînes au moins de quelques grands groupes est de plus en plus forte. En cause, les coûts de fonctionnement qui ont grimpé de 30% en deux ans (d'après une étude menée en septembre 2024 par In Extenso et Atometrics). La matière première, le prix de l’énergie, les stigmates encore vifs du Covid et l’augmentation de la masse salariale (reconnaissance des heures sup, négociation salariale, turn over...), ne peuvent plus s’intégrer à la note sans la faire exploser.
Après des décennies d’opulence, le secteur se réveille dans la conscience de la fragilité de son modèle. Pour s’en sortir, on cherche à optimiser la carte, faire moins de gaspillage et se tourner vers les circuits courts. Mais malgré l’engagement de certains en ce sens, et qui parfois va permettre de valoriser des plats signatures ou des propositions créatives et inspirantes pour repenser la restauration de demain (réécouter notre émission avec Guillaume Grégoris du restaurant SEMO), les marges restent très maigres et les fins de mois angoissantes.
Sommes-nous en train de vivre la fin de la restauration ? Restera-t-il des petites maisons singulières qu’une pièce éteinte et quatre pieds de chaises renversés sur les tables ? Car finalement, pourquoi aller au restaurant aujourd’hui ? La peur d’être déçu et d’en payer le prix fort décourage à pousser la porte. Avec une commande sur le pouce ou une bière en terrasse et quelques tapas, on sait à quoi s’attendre, avec moins d’exigence. Et le besoin d’un moment de pause n’est pas dirigée tout à fait au même endroit.
Pourtant, le restaurant continu de faire rêver. Goûter à ce que l’on est incapable de faire soi-même, faire la découverte de produits sublimés, plonger dans une ambiance unique et marquante. Nos sens en éveil, notre sensibilité touchée par quelques bouchées. Des explosions de saveurs qu’il n’est pas toujours évident de décoder, mais qu’importe. Laisser ces impressions marquer notre esprit et qui nous proposent de vivre l’instant. Joyeusement. Il est parfois des livres, des films, des œuvres qui nous marquent profondément. Avec intensité et puissance, les références que l’on engrange, nous forgent et nous transforment. Il en est de même pour certains plats. Aucune sensation n’est fausse. Les laisser parvenir jusqu’à soi. Laisser les images se former, se sont elles qui sont justes et que l’on garde intactes, précieusement, dans la bibliothèque de nos souvenirs gustatifs.
Ce que Marion Gaignard propose avec Champs de table, c’est une porte de sortie intelligente et agile. Plus légère en infrastructure, elle reste cependant tributaire d’autres aléas. Le climat en premier lieu, et le nombre de réservations. Cela nécessite aussi une activité diversifiée, car les seules tables éphémères ne suffisent pas à nourrir une année. Elle alimente cependant un rapport aux autres et à notre alimentation pour ne pas perdre ni notre richesse séculaire, ni ce qui fait la force de nos rapports sociaux. Nous n’avons pas besoin d’être constamment en interaction, mais nous avons besoin de nous rappeler la richesse et des fondamentaux des échelles à taille humaine. Pour retrouver notre propre humanité et notre capacité à construire et vivre des relations profondes, reliées et structurantes.

La prochaine tablée se tiendra le au Boule d’Or puis reprendra en septembre. Retrouvez toutes les informations et possibilités de réservation ici.
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