La Bergerie Urbaine
Publié le 30 mai 2024
En préambule, je vous invite à visionner le dernier portrait vidéo de Mâchon pas les mots : Bergers en ville. Ce onzième épisode vous permettra de profiter pleinement de l’article à suivre.
Il n’y avait pas encore eu dans Mâchon pas les mots de parole donnée aux éleveurs... Nous avions abordé la question de la consommation de la viande et ouvert à des pistes innovantes sur la boucherie dans notre épisode 5 - avec Gilles, Thomas et Cyrielle de Tête Bêche.
Amener l'agriculture au cœur de la cité
La Bergerie Urbaine est fondée en 2018, mais le premier troupeau arrive en 2019. Bastien Boyer en est à l’origine. Il a ce regard transperçant, un peu intimidant et des mots allant à l’essentiel. Bastien Massias rejoint le projet à ses débuts comme stagiaire puis comme berger. Il s’est beaucoup intéressé aux formes collectives, il en a fait son sujet de mémoire.
Bergers en ville
Le 16 février dernier, Bastien et Bastien nous accueillent sur leur lieu d’occupation hivernal. Nous nous trouvons sur un terrain de 4 ha avec une petite étable. C’est un ancien domaine du XIXe, comprenant un petit bois et deux espaces de prairie. L’une fermée sur un vestige de verger en terrasse, l’autre s’ouvrant comme une clairière sur une prairie.
La Bergerie Urbaine vit grâce à de nombreuses activités : l’entretien de terrains privés permet de nourrir quotidiennement le troupeau.
Durant la période hivernale, la Bergerie Urbaine y est stationnaire durant trois mois. Un espace de 2 ha est dédié aux moutons sur lequel ils évoluent librement. L’entretien d’une autre partie du terrain est assurée ponctuellement par le troupeau et sous la surveillance des bergers. Ce lieu qui leur est mis à disposition leur permet de gérer les naissances et les soins pour les animaux comme la tonte au printemps. Les naissances ont pris fin il y a quatre jours à peine. Quasiment toutes gémellaires cette année, et qui se sont bien déroulées. L’absence d’activité laitière profite aux agneaux qui resteront sous la mère jusqu’à leur sevrage naturel.
La Bergerie Urbaine vit grâce à de nombreuses activités : l’entretien de terrains privés et publics permet de nourrir quotidiennement le troupeau. Les propriétaires d’espaces verts (société, collectivité, bailleurs sociaux...) font appel à la Bergerie pour la tonte et l'entretien des espaces. « Le lierre, le trèfle, la luzerne : ce sont vraiment les délices du mouton »
En outre, le passage des moutons a un effet bénéfique sur le lierre, la Renouée du Japon ou la Vergerette du Canada par exemple.
Ils resteront quelques semaines et reviendront plusieurs fois par an. Les pâturages itinérants se font sur une demi-journée ou une journée. Les moutons sont déplacés dans un quartier sur lequel ils vont évoluer de parc en parc pour se nourrir et pour créer du lien social avec les habitants. La visée est à la fois pédagogique et nourricière. Le soir, ils reviennent sur l’un des sites qu’ils occupaient le matin. Les itinérances présentent l’avantage d’évoluer avec beaucoup de liberté, même dans des espaces denses, de parc en parc, dans des endroits qui ne se prêtent à priori pas à la présence des moutons.
Bastien Boyer siffle, le troupeau se rassemble. Il les encourage à le suivre. Les moutons se rangent en file derrière la brebis matriarche et suivent Bastien à travers le petit bois. Bastien Massias se place en fin de colonne et « pousse » les derniers en veillant à ce qu’ils ne s’égarent pas. Avant une semaine de vie, les agneaux apprennent à marcher. C’est un peu laborieux pour les petits et les bergers sont attentifs à leur rythme. Certains sont portés : Les premiers jours, ils ont beaucoup de mal à se repérer dans l’espace. « Et surtout, ils vont au dernier endroit qu’ils ont connu ! enfin, là où ils ont vu leur mère. »
Ils vont se familiariser avec les ordres, feront quelques sorties dans le quartier attenant pour apprendre à évoluer dans un milieu plus urbain. Bruits de voiture, trottoirs, passants, vélos, arrêts fréquents...
Nous nous installons pour l’interview en plein champ. Les moutons pâturent en liberté. Le troupeau s’éparpille, les petits gravitent entre leur mère et la découverte du relief. Les arbres sont nus, leurs feuilles sèches parsèment l’herbe d’un hiver clément ; mourons des oiseaux, chien dent, pissenlits et mauve sauvage (que les moutons contourneront). Aux réponses des deux Bastien, s’entremêle leur murmure de berger lorsqu’ils se relayent pour compter les moutons : un, deux, trois, quatre, six, huit, dix... accompagné par des bêlements sonores et variés. Chant des merles au loin, le soleil se lève dans une lumière grise et rosée, couleurs d’une métropole se reflétant dans les nuages bas. On suspend le temps pour quelques heures, quelques heures qui pourraient presque me ramener en enfance, loin des crises, loin de l’agitation et loin des odeurs de bitume.
Le statut juridique est clairement voulu et militant dans le sens de dire : approprions-nous les espaces en ville qui n’ont qu’une valeur paysagère pour leur donner une valeur nourricière.
Du pâturage d'entretien... à l'élevage avec les habitants
Qu’est-ce qui a déclenché la création de la Bergerie Urbaine ?
Bastien Boyer : C’est l’histoire d’un parcours de vie. J’ai des racines agricoles à moitié urbaines et à moitié rurales. J’ai connu la structure Clinamen à Paris qui fait ce genre d’activité. J’étais dans le socio-environemental, un domaine assez lié, et je suis allé les rencontrer. Je suis tout de suite tombé sous le charme : pouvoir à la fois faire des activités agricoles et à la fois être dans un cadre urbain, permettant des interactions socialement très intéressantes.
La Bergerie Urbaine est une structure associative. Ce statut place le projet agricole au cœur de la société. Il n’y a plus de frontière entre l’agriculteur tout seul dans son coin et le mangeur. Le mouton ne se retrouve pas emballé dans un rayon de supermarché après avoir traversé le globe, sans que le consommateur n’ai conscience de ses conditions de vie, n’ait partagé la réalité agricole. Pouvez-vous m’expliquer comment ça fonctionne ?
Bastien Boyer : La structure a un statut associatif qui est clairement volontaire. C’est un mélange entre agriculture professionnelle ; nous les salariés qui gérons le fond de l’association et agriculture collective où il y a des habitants, des bénévoles qui s’impliquent et qui peuvent bénéficier de production de haute qualité environnementale et gratuitement. Il est clairement voulu et militant dans le sens de dire : approprions-nous les espaces en ville qui n’ont qu’une valeur paysagère pour leur donner une valeur nourricière.
L’avantage de cet hybride, c’est que les salariés ont les compétences de fond pour gérer certains aspects techniques. Les bénévoles peuvent les acquérir et s’impliquer pour produire leur propre nourriture. En fait, c’est l’évolution un peu plus forte du jardin partagé vers l’agriculture. Produire jusqu’à l’intégralité de notre nourriture d’une part sur la viande, les œufs, les légumes, les plantes... on a la possibilité de faire ça aussi en ville.
Bastien Massias : ça a l’avantage de casser l’isolement des agriculteurs et des agricultrices. Et nous recevons beaucoup de témoignages d’impact de personnes conscientisées sur ce qu’est la production : de la difficulté au quotidien de la gestion des animaux et sur ce que signifie manger de la viande. C’est plusieurs dizaines de personnes qui se rendront compte chaque année de ce que ça représente en voyant le troupeau évoluer au fil des saisons.
Bastien Boyer : et puis clairement, ce statut a un aspect très convivial ! C’est la force d’être en équipe ou en collectif. Et quand il faut récurer la bergerie, et bien ça va cinq six fois plus vite que quand on est tout seul ! Et ça, c’est un avantage au quotidien ! En tant que salarié, maintenant que j’y ai pris goût, j’aurai du mal à revenir à autre chose ! (rires) Alors après, ça demande des relations humaines et de l’organisation au quotidien, mais c’est quand même super chouette d’avoir d’une part cette relation avec les animaux et d’autre part, avec les humains aussi.
C’est une urgence pour demain de relocaliser massivement nos productions
Est-ce que vous rencontrez des freins au développement de vos activités ?
Bastien Boyer : en ce moment, ce qui bloque le développement, c’est la recherche d’infrastructure et de bâtiment que l’on cherche depuis cinq ans pour donner une dimension beaucoup plus importante à nos activités. On est à une période de l’histoire où il y a une forte reconnaissance de la nécessité de changements en ville sur nos pratiques, sur la relocalisation des productions... Ce que je trouve de plus problématique, c’est qu’il n’y ait pas plus de politiques misent en place en ce sens. C’est une urgence pour demain de relocaliser massivement nos productions, hors, on a un peu l’impression de passer pour les hurluberlus qui essayent de développer cette perspective à grande échelle.
L'Agriculture Urbaine, aller plus loin que le jardin partagé
Les 25 et 26 mai derniers, se tenait en France, la 9e édition des 48h de l'Agriculture Urbaine. L'occasion de mettre en lumière les très nombreux projets existants dans les villes depuis plusieurs années.
« L’agriculture urbaine, par sa proximité et sa taille humaine, redéfinit notre connexion à l’alimentation, la rendant plus résiliente et adaptée aux défis locaux. En adoptant des pratiques agroécologiques, elle soutient la biodiversité en milieu urbain et garantit la santé de nos sols pour les générations futures. Je suis convaincu que l’avenir de l’alimentation repose sur ces petits espaces verts urbains qui rapprochent les consommateurs des cycles naturels des aliments. En soutenant l’expansion de ces microfermes, nous facilitons une réelle professionnalisation du secteur, essentielle pour une société durable », explique sur son site Jean-Martin Fortier, agriculteur, auteur, enseignant et fondateur de l’Institut jardinier-maraîcher.
Des Etats engagés par le passé pour une agriculture en ville
L’agriculture urbaine n’est pas nouvelle. On en retrouve des traces en 1850 avec la naissance des jardins ouvriers et familiaux. L’état a encouragé ces pratiques en 1916 puis durant la Seconde Guerre mondiale pour palier aux crises mondiales et assurer une alimentation de proximité. L’enjeu est de permettre aux familles de produire leur nourriture. Les États-Unis lancent en 1942, une vaste campagne de sensibilisation « food fights for freedom » pour encourager les civiles à créer et à entretenir des jardins amateurs « the victory gardens ». On en retrouve aussi en Italie avec «gli orti di guerra». Ici l’intérêt est double puisqu’il s’agit aussi de faire baisser les prix des matières premières (moins de dépenses pour l’approvisionnement des troupes militaires) et plus de budget pour l’armement*
Imaginons que les politiques nationales puissent s’inspirer de ces précédents pour anticiper les crises climatiques à venir ?
Durant les trente glorieuses, ces pratiques ont été massivement abandonnées pour fleurir de nouveau dans les années 2000 avec la rencontre entre le monde associatif et des particuliers engagés. En 2015, les collectivités locales appellent au développement de projet d’agriculture urbaine. En 2016, l’Association Française de l’agriculture Urbaine professionnelle voit le jour, ce à fin de fédérer de nombreuses pratiques existantes sur le territoire. Les PAT (projet alimentaire territorial) se déploient en 2018. Ils permettent aux collectivités de s’interroger sur les politiques à mener, de faire un tour d’horizon des activités, des innovations, des manques et des besoins, en créant des liens avec la grande diversité d’acteurs des filières agricole et alimentaire. Si l’avancée de l’engagement des collectivités locales est mesurable, les politiques nationales ne se sont pas encore positionnées pour enclencher des objectifs à longs termes.
"Surtout qu’il y a beaucoup d’espaces qui s’y prêtent ! Il y a des dizaines d’hectares d’espaces verts dans les villes qui sont inutilisés pour le loisir, la culture ou le sport et sur lesquels on passe des tondeuses ! ça coûte à la collectivité de l’argent ! Et nous, on arrive et on propose, un d’économiser, deux de produire à manger dessus ! Je ne comprends pas que ça ne se développe pas sur tous les espaces qui sont à peu près aptes pour ça." se demande Bastien B
Au niveau de la ville et de la Métropole de Lyon, les politiques misent en place ont permis des avancées.
"Je pense que nous sommes à une période de l’histoire où l'on a massivement besoin d’aller vers cette voie." explique Bastien B
On a cette pluralité créative qui nous permet d’intervenir sur n’importe quel terrain ! Du privé, du public, de l’urbanisable, du non urbanisable...
Comment se pose la question de l’accès à la terre ?
Bastien Boyer : le statut associatif, nous permet d’obtenir les mêmes paramètres qu’une structure agricole dite conventionnelle. Et surtout avec un nouveau décret qui nous donne droit aux baux ruraux et aux aides agricoles, mais c’est méconnu, car c’est atypique. Il y a peu de structures qui fonctionnent sous ce statut associatif. Pour ceux qui ne nous connaissent pas bien le terme « association » renvoi à « amateurs ». Portant, notre agriculture est très professionnelle et va vers le fond des sujets sur le soin aux animaux, sur nos produits, sur les recettes... De l’extérieur, je sens un petit dénigrement... même pour d’autres structures agricoles : « c’est une association, ce sont des amateurs ! ».
Bastien Massias : c’est vrai que c’est très atypique quand même !
Bastien Boyer : d’ailleurs, on parle plus de « structure collective » et non pas « d’association». Ça nous enlève ce cliché «amateur ». Alors que finalement ce n’est qu’un statut juridique.
Bastien Massias : La difficulté supplémentaire est liée aux terrains sur lequel nous évoluons : ils ne sont pas reconnus comme espaces agricoles (comme un lycée par exemple). Ça nous exclut des aides potentielles, et donc de certaines possibilités. Nous n’avons pas accès aux baux ruraux à 99 ans, car nous ne sommes pas en « zone agricole». Chaque année, il nous faut renouveler nos partenariats, nos contrats et démarcher pour trouver de nouveaux espaces à entretenir et pâturer.
Ce que je comprends, c’est qu’ils sont plus précaires, car si le client ne désire plus faire appel à leurs services d’entretien, c’est une partie du modèle économique qui s’effondre.
Bastien Massias : Malgré tout, nous avons gagné en crédibilité depuis cinq ans et nous recevons une grande reconnaissance, de la part des habitants et des partenaires qui nous font confiance. On est très ambitieux et on veut toujours en faire plus.
Bastien Boyer : si on avait quand même un peu de terre agricole avec de bons beaux ruraux, ça nous sécuriserait ! Ça soulagerait la charge mentale.
Malgré les difficultés liées à une réglementation inadaptée à ce genre de modèle, Bastien Boyer voit dans l’activité de la Bergerie Urbaine de quoi inspirer l’avenir : On ne mange pas sur de la terre agricole ! Je trouve cela très intéressant. Ce sont des terres qui ne servent à « rien » et qui coûtent à la collectivité. On a cette pluralité créative qui nous permet d’intervenir sur n’importe quel terrain ! Du privé, du public, de l’urbanisable, du non urbanisable...
Concevoir respect des animaux et élevage
Vous avez un moment préféré dans l’année ?
Bastien Boyer : Ahhhh c’est toute l’année !!! mais le moment dans la journée, c’est quand on est posé avec nos animaux, peinards, que l'on respire la nature autour de nous, c’est un vrai moment d’apaisement et de méditation.
Moi, demain, je n’imagine pas, ne pas avoir d’animaux. C’est une contrainte sept jours sur sept qu’on a dans la tête, mais c’est aussi un apaisement au quotidien. On vit ensemble ; on les a vus naître, on les voit évoluer, on les soigne, on souffre avec elles. On en a une qui était malade pendant dix jours, et bien ça a beau être samedi soir, une heure du matin, je suis à un concert, mais je pense à elle ! Et il est beau ce lien. Il est dur, mais il est beau.
Pour certaine d’entre elles, cela fait cinq ans qu’on est ensemble. Sept jours sur sept, 365 jours par an, on est ensemble. Même si on est fatigué, il faut s’en occuper. Même si c’est dimanche matin, sept heures, et qu’il fait moins dix degrés et bien, on se lève !
Est-ce que c’est aussi ce que viennent chercher les bénévoles ? L’aspect relationnel avec les animaux ?
Bastien Boyer : Oui carrément ! C’est même problématique parfois. Les bénévoles ont un gros lien avec le troupeau et parfois, ils viennent plus pour lui que pour les activités agricoles elles-mêmes ! (rires) Ce qui est bien, mais on est aussi obligé de recadrer un peu et de rappeler que c’est de l’agriculture !
Certaines brebis sont séparées de celles ayant mis bas. Elles sont dans un grand enclos et nous observent de loin. Je demande s’il s’agit d’une rotation. Bastien Boyer me confirme qu’elles sont au repos. On essaye de plus en plus d’alterner. Qu’elles ne mettent pas bas tous les ans, car ça les fatigue. On a aussi deux ou trois mâles castrés. Ce sont des animaux qui ont eu une dérogation boucherie « ah t’es sympa, on te garde ! » (rires)
Bastien Massias : Ce n’est pas très rationnel en terme économique, mais on n’est pas tout à fait dans les mêmes contraintes. On a d’autres intérêts.
Bastien Boyer : On a le luxe parfois de prendre ce genre de décision. Et vraiment, des fois, c’est étonnant ! On a eu une fois, une brebis qui est tombée dans un trou. Il a fallu l’euthanasier. Et bien, ça ne nous est pas venu à l’esprit de la manger ! Je me suis senti bête après parce que c’est du gâchis en un sens. Mais c’était une brebis à laquelle on tenait tellement que ça ne nous est pas venu à l’idée de se dire « je la mange ! »
Bastien Massias : Je repense aux réactions des gens. Il y a une grande question qui ressort, c’est : mais ces animaux, vous les mangez ? alors, on leur répond que oui, on les mange parce qu’on fait de l’élevage. Ça permet d’amener toute une démarche de pédagogique et de sensibilisation sur ce que signifie « manger de la viande ». Leur surprise, au-delà de l’attachement à la nature, montre aussi une grosse séparation entre la réalité paysanne et la réalité de production alimentaire.
Manger ou ne pas manger de viande ?
Agriculture paysanne : moins de viande pour de meilleurs échanges avec le vivant
Si l’entretien des espaces verts permet de nourrir les animaux et d’être une source de revenus, l’un des objectifs majeurs, c’est l’élevage. Et donc, de la production de viande. Un troupeau de moutons dégage une grande sérénité, et je remarque à quel point Bastien et Bastien sont attachés à leurs animaux. Le fait d’avoir grandi dans une ferme me permet de partager ce sentiment étrange. Celui de porter un profond respect pour ces animaux destinés à être mangé. S’il est paradoxal observé de l’extérieur, il est très complexe à vivre. Il m’a souvent amené à reconsidérer notre place de dominant. En tant qu’être humain, nous sommes extrêmement soumis à des besoins de confort pour notre survie. Vêtement, habitat, alimentation, santé, mobilité... tout impacte les écosystèmes qui nous entourent. Nous avons mis en place une hiérarchie pour nous rassurer. Mais dès que l'on commence à la questionner, c'est l'ensemble de la chaîne qui est concernée. Du légume consommé à l'arbre abattu. Du moment que notre conscience nous informe de la souffrance que l'on cause, comment vivre avec ? J’en ai eu conscience très jeune parce qu’une grande partie de notre alimentation et des revenus de mes parents provenaient du jardin et de notre interdépendance avec les animaux (voir Brève d’enfance, les Cochons). Nos interactions avec les autres êtres vivants sont violentes. Beaucoup plus que de raison. En avoir conscience, rend toute action compliquée et culpabilisante. Et cela explique peut-être que dans le monde paysan, on cherche à ne rien gaspiller, à réfléchir à ce que l’on peut prendre, de quelle manière et pourquoi.
Les membres de la Bergerie Urbaine ont rédigé en ce sens, un très beau rapport sur cet aspect de leur métier. C’est avec beaucoup de tact et de simplicité qu’est évoqué le rapport à la domestication des animaux et aux nécessités qui nous unissent. Je vous invite à le lire pour découvrir des solutions concrètes aux enjeux environnementaux, climatiques et de bien-être animal…
Il y a véritablement une privatisation qui est aussi parallèlement inquiétante. Les abattoirs publics coûtent cher parce que le travail est bien fait.
Sortir des usines à bouffe
Comment gérez-vous la transformation ?
Bastien Boyer : Nous passons par un prestataire. Nous ne sommes pas équipés pour transformer, faire des charcuteries, des salaisons... Dans l’idée, on aimerait avoir nos propres outils. Ce sont des dimensions d’investissement totalement dédiées à la transformation et qui sont très importantes. C’est vraiment un souhait d’avenir. Déjà pour la transformation végétale (au gré des transhumances, sont récoltées des herbes, proposées ensuite à la vente sous forme de pesto et de tisanes). Et éventuellement un jour sur la transformation animale. Demain avoir un atelier de découpe…! Ce serait énorme. Et tant qu’à faire, autant aller jusqu’à l’abattage à la ferme !!! Théoriquement, c’est possible ! Mais quand on voit que des agriculteurs, installés depuis trente ans, issus d’une tradition familiale depuis sept générations, galèrent... alors nous…!
Il existe bien des abattoirs itinérants ?
Bastien Massias : Oui, c’est le même principe
Bastien Boyer : mais pour nous, il y a la question du volume d’activité ! Le nôtre est super parce qu’avec cinquante moutons, on fait deux emplois salariés, on a un revenu qui est parmi les plus hauts de l’élevage ovin : un Smic ! C’est la bourgeoisie de l’élevage de mouton ! (rires) Mais par rapport à la question de l’abattage, faire venir un camion poids lourd pour treize, quinze animaux, c’est trop coûteux.
Bastien Massias : Et malheureusement les initiatives qui existent aujourd’hui ne sont pas aussi rentables qu’envisagées. Il y avait un abattoir mobile qui s’était lancé en Bourgogne autour du bovin - celui d’Emilie Janin - et qui s’est cassé la gueule parce que trop de bâtons dans les roues au niveau juridique et au niveau économique. Des emprunts trop lourds. Elle a dû arrêter dans la douleur
Bastien Boyer : et puisque nous sommes dans le débat, parlons de l’état des abattoirs en France**. Il y a véritablement une privatisation qui est aussi parallèlement inquiétante. Les abattoirs publics coûtent cher parce que le travail est bien fait. Pour générer des bénéfices, il faut de grosses structures. Alors les petits abattoirs publics ferment ou sont privatisés***. Et au lieu d’avoir cinq abattoirs à proximité, disséminer sur le tissu géographique, on a un gros abattoir énorme, tenu par de grosses boites qui récupèrent le marché. Dans ces mégastructures, ce n’est pas possible d’avoir un rapport humain avec l’animal, parce que c’est l’usine. Il y a trop de cadence. C’est un dimensionnement démentiel. Quand tu fais quelques dizaines d’animaux par jour, c’est déjà une chose. Mais quand ce sont des centaines !!! Ce sont des horaires infernaux, des cadences, une ambiance cauchemardesque. On a tous besoin se saisir de cette réalité. Quand on mange du fromage, de la viande, on devrait être conscient de ces spécificités.
C’est un débat public qui n’est pas possible d’avoir parce que là, on touche à la mort. Alors qu’il y a un énorme plan de relance à faire, avec un investissement massif de la part de l’état. Pour avoir des pratiques de bien-être animal qui soient optimales. Pour le moment, rien ne va dans ce sens-là au niveau national !
Bastien Massias : c’est vrai qu’on pense souvent relocalisation de l’alimentation par des producteur et productrice, alors qu’en fait, ça marche par filières. Si on veut relocaliser la viande, il faut aussi des abattoirs, des boucheries, tout un tas de professionnels intermédiaires qui permet à la filière d’exister sur une région. On ne y pense vraiment pas fréquemment, même moi quand j’ai commencé, je ne m’en doutais pas. On s’imbrique dans des filières très longues que l’on ne maîtrise pas en tant que producteur. C’est aux politiques publiques de s’en saisir et de faire en sorte que ça avance.
Bastien Boyer : Nous quand on va à l’abattoir, à cinq heures... (soupir retenu). On voit des gars marqués. Je suis admiratif de ces personnes-là.
Bastien Massias : et puis il y a cet aspect législatif qui interdit à l’éleveur d’entrer dans l’abattoir. L’éleveur est forcément dépossédé de cette partie-là. On fait tout de la naissance à la vente. Il y a un seul truc qu’on ne maîtrise pas, c’est l’abattage. On n’a pas le droit d’entrer, on n’a pas le droit d’abattre nos animaux. C’est le fruit d’un gros travail de coupure, de mise en retrait de l’éleveur parce qu’il y a des enjeux d’industrialisation énormes !
Bastien Boyer : ce métier ouvre à des débats de fond très passionnants. C’est aussi ce qui me plaît. Même si au quotidien, c’est très fatigant, c’est dense, très dense ! Mais c’est passionnant. On ne s’ennuie jamais ! Une fois qu’on a compris un truc, on en comprend un autre. En plus, sur de la poli-activité, poli-élevage et bien, c’est à chaque saison qu’il se passe quelque chose ! C’est tout le temps qu’il y a une façon de s’améliorer ! Ou des trucs qu’on n’a pas prévus et qui nous tombent dessus... c’est l’avantage de ne jamais s’ennuyer.
Bastien Massias : Si on se paye avec un petit nombre d’animaux, c’est grâce à la diversification. Diversification du modèle économique, des activités, et ça, c’est très vrai en agriculture urbaine parce qu’on n’arrête pas de dire que l’urbain est trop petit et qu’il n’est pas dimensionné pour être salarié uniquement sur de la production. Mais je pense que c’est aussi la clé pour l’agriculture rurale. Réussir à réintégrer une multitude de productions au sein d’une seule ferme et pas une seule grosse qui part à l’export ! Réintégrer de l’ouverture au public, de la restauration, de l’hébergement, des événements ; tout un tas de chose, selon ce qui nous plaît quoi ! De la pension pour chevaux, des actions de biodiversité, peu importe en fait... mais quelque chose qui fasse que les fermes redeviennent des lieux de vie, des lieux de passage, des lieux du territoire. Et pas juste des usines à bouffe ! Dit grossièrement.
Quel serait votre souhait pour l’avenir de l’agriculture ?
Bastien Massias : l’un de mes premier souhait serait de faire en sorte que l’on traite les enjeux agricoles de manière globale. Que l’agriculture urbaine s’intègre dans l’agriculture tout court et que ça fasse partie des enjeux de l’alimentation de demain que ce soit à la campagne ou à la ville. Et le deuxième souhait que j’aurai, c’est qu’il y ait de plus en plus de modèles collectifs qui se développent parce qu’on en voit tout l’intérêt dans celui de la Bergerie Urbaine.
C’est une solution pour casser l’isolement des agriculteurs, pour réduire les dépendances aux investissements, pour diversifier nos productions sur les territoires... Potentiellement cette organisation collective peut résoudre tout un tas de soucis, alors ça ne sera pas d’un coup de baguette magique néanmoins, ça permet de repenser toute la chaîne de production, toute l’organisation du travail, tout le lien au territoire et d’être moins porté vers la dimension internationale.
Actualités
retrouvez la Bergerie Urbaine le 6 juin sur le plateau de Charézieux à Collonges pour une vente de leurs produits
Les productions végétales et d’artisanats en laine sont disponibles tout l’année via la boutique en ligne et la récupération s’effectue au 8 Rue Rabelais, Lyon 3e sur rendez-vous
Participez à une itinérance ! Toutes les dates sont à retrouver sur le site de La Bergerie Urbaine
* Yes, we can ! Quand les USA étaient fans de conserves, Louise Katz, La Grenouille à Grande Bouche #10, juil-sept 2021.
** «Fin 2018, le ministère de l’Agriculture recensait 265 abattoirs de boucherie (bovins, ovins, caprins, porcins, équins) avec une forte disparité des volumes produits (de 50 à plus de 25 000 tonnes). Selon la même administration, 3,7 millions de tonnes ont été produites en 2017 dans ces abattoirs de boucherie. L’activité des 80 abattoirs publics (114 en 1989) représente environ 7,2 % de cette production et seulement 5,6 % du total formé par la production et les importations de viandes.» Rapport public annuel de la cour des comptes 2020
*** Abattoir public : «Etablissement dans lequel les agriculteurs ont le choix : ils peuvent notamment payer seulement le prix de l’abattage et récupérer la viande par la suite pour la vendre à leur prix. Dans un établissement privé, cette option n’existe pas : l’abattoir achète la viande à l’agriculteur et la revend ensuite à sa guise (...) Les abattoirs publics ont souvent été bâtis pour éviter l’abattage clandestin et structurer les filières. Or depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, les abattoirs privés prennent en charge l’écrasante majorité des bêtes destinées à la consommation.» Les abattoirs publics ont peu de perspectives et coûtent trop cher, selon la Cour des comptes, Océane Herrero, site internet du Figaro, février 2020
sources
Association Française d’agriculture urbaine professionnelle
Guide USH (Union Sociale pour l’Habitat), chapitre rédigé par Giulia Giacche