Lien à la montagne - souvenir N°4

Brèves d'enfance

Publié le 02 septembre 2022

Me rappeler les escapades en alpage me fait un mal de chien. Mon cœur dans un étau, mon corps élancé vers ces sensations passées, mes souvenirs en bousculade, tous les tiroirs de ma mémoire ouverts, et les odeurs, les images, les visages se précipitant dehors dans une tempête furieuse.
Que fait-je ici, à la terrasse d’un café, dans une ville suffoquant de chaleur et d’humains ? Qu’ai-je fais de cette liberté qui s’offrait à moi alors que je n’avais que dix ans ? Est-ce un démon qui me poursuivra m'invectivant à la reproduction pour mon fils et ma fille, ou une chance de l’enfance d’avoir vécu ces expériences ? Je n’ose plus aller vers cette terre, de peur de n’y être qu’une étrangère ayant oublié ces codes. Je n’avais pas à me soucier du cheminement étant enfant, simplement à traverser des aventures, en personnage central et inattaquable.

Je me rends compte, maintenant que le calme revient, à quel point j’ai été façonnée par mon environnement et comme il est difficile lorsque l’on s’en extrait de trouver sa propre voie.
Je sais pourquoi je suis partie. Je me sentais mourir dans l’autarcie. Une force me commandait d’aller à la rencontre de mes semblables et de leur apporter ce que moi, je percevais du monde.

Alors par où commencer ?
Ma mère et Jean-Luc nous annonçaient que la gestion d’un refuge de montagne leur avait été confié en association avec d’autres. Je ne me souviens pas tellement des faits mais dans mon esprit, je comprenais qu’un terrain de jeu supplémentaire était à découvrir. En petite fille admirative, je pris à cœur cette mission qui était la leur et m’en inventa une part de responsabilité.

Chaussures de montagne neuves aux pieds, casquette vissée, ma sœur aînée et moi sortions de la voiture, impatientes. Depuis le parking usé par les neiges successives, nous découvrions, tout autour de nous des prairies à pic, collées à la montagne et une forêt dont le sentier plat, menait vers le son d’un ruisseau.
Même si l’humidité perçante et la boue en perspective ne me faisait pas envie, invectivant ma sœur de me suivre, je rejoignais ce chemin, m’apparaissant comme le plus logique.
Mais la troupe allait en sens inverse et m’invitait à les rattraper. Je ne comprenais pas leur direction, ils redescendaient la route goudronnée, se dirigeant vers un nulle part moche et sans promesse, disparaissant soudainement au détour d’une clôture.
Je courus et découvris alors, dans la pénombre des arbres un sentier de gros cailloux. Pensant à une blague, je fis remarquer à ma mère ma préférence pour le champ d’à côté, qui m’avait l’air plus accueillant et plus praticable. Mais Jean-Luc mis court à mes exigences. Le sentier, s’était celui-ci et en montagne, il fallait les respecter pour ne pas déstabiliser la nature.

Ils se mirent à grimper de bon cœur tandis qu'avec ma sœur, nous nous regardâmes comme deux condamnées. Parce que cette route n’était pas seulement inhospitalière au premier regard ; elle s’étendait littéralement en une montée monstrueusement longue et fastidieuse dont on ne percevait pas le bout tant la pente était raide et noire. Les pierres roulaient sous nos semelles, on manquait de se casser la figure à chaque pas. Ça n’en finissait pas. On perdait l’équilibre en même temps que notre confiance aveugle en nos parents. Quel était ce terrain pourri, pourquoi s’épuiser de la sorte, pour quelle raison stupide ? Nous nous lamentions comme deux harpies prises au piège et que rien ne pouvait raisonner. Nous stoppions la montée, et en même temps l’élan de chacun, les jambes en coton et les joues en feu. Le désespoir nous enveloppait, comme s’il allait devenir notre compagnon de toujours.
Il y avait cette foutue montée, ces foutues pierres, cette fatigue insurmontable et ces adultes qui nous encourageaient mais que nous maudissions en silence.
Nous avions froid, la température avait baissé de dix degrés sous ces sapins noirs et cette argile boueuse. Le seul point positif : pas de lutte contre les taons ici. Mais nous n’en étions pas à trouver des avantages à cette situation.
Enfin, au bout d’un temps qui me paru infini, à grand renfort de bâton de marche, courbées en deux comme des petites vieilles, ce qu’ils osaient appeler un sentier et que nous voyons comme un éboulis dangereux et leur choix d’itinéraire comme irresponsable, nous débouchions sur un petit sentier de terre battue, au cœur d’une prairie fleurie entourée de feuillus, de sapins et d’oiseaux. Telle Blanche Neige qui se réveillait de sa nuit de cauchemars dans la forêt maléfique, nous découvrions un petit paradis de sons, de couleurs, d’insectes inoffensifs. Ici, les rayons du soleil traçaient de grandes lignes d’or à notre hauteur et je sentais un sentiment de sécurité absolu m’envahir. Je me retournais vers la bouche du diable dont nous sortions en me faisant la promesse de ne plus jamais y mettre les pieds. J’élaborais déjà tout un tas d’arguments pour le retour, observant les alentours et cherchant un parcours alternatif.

C’est alors qu’au bout de quelques mètres, nous découvrions un petit chalet coquet et accessible. Joie éclatante, ce n’était finalement pas si terrible, nous étions arrivées, à nous la découverte de ce château merveilleux !
Pleine d’enthousiasme, nous demandions confirmation à nos guides, qui lassés de nos caprices cassèrent nos espoirs en un terrible NON.
Ils nous avaient pourtant bien prévenus, la marche durerait une heure trois quarts et nous n’avions accompli que trente minutes.
Les traîtres !
Le chemin plat était de courte durée, juste ce qu’il fallait pour nous rendre le moral avant d’attaquer la dernière étape. Mais la dernière ligne s’étendait dans les alpages, l’horizon s’annonçait et nous pouvions voir notre but.
Sur le pan d’à côté, trois petites bicoques étaient plantées au sommet d’une colline vertigineuse. Elles nous donnaient du courage parce que nous savions que ce n’était pas notre destination. La nôtre s’ouvrait sur la droite, au flan de la falaise. Une grange longiligne, tassée sur elle-même, ne payant pas de mine.
Nous avancions dans le soutien et les histoires des grands. Nous nous réintégrions parmi eux et parmi leur plaisir.


A partir de là mes souvenirs se superposent. J’ai réalisé tant de fois ce chemin jusqu’au refuge et par tous les temps que je ne suis pas sûre de l’exactitude des faits. J’appris à dompter les pierres, à bloquer mes pieds pour ne pas tomber, à assembler mes pas en de petits S pour moins souffrir de la pente. J’appris à aimer la baisse de température comme une fraîcheur bienvenue et à m’élancer vers la sortie pour retrouver la récompense sensorielle du sentier suivant.

Le refuge de Bornette devint un repère. Le point de départ pour toutes sortes d’aventures.
Il y eu beaucoup à faire. Découpée en deux parties, l’étable et le lieu de vie. Ce dernier fût aménagé de sorte à accueillir un grand dortoir. Lits superposés, mezzanine, grandes tablées, armoire à vaisselle et poêle à bois. Bornette sentait le bois brûlé et la cendre froide. En contraste total avec l’air allégé des hauteurs, l’intérieur des refuges était chargé, dense, plein de poussière sèche encombrant les vieilles planches, de toiles d’araignée, de pénombre humide émergeant des fondations. Le sol de béton brut, dur, stoppait net toute rêverie. Ici, l’ambiance était au dépouillement le plus total, jusqu’aux morceaux de bougie qu’il fallait économiser pour avoir de la lumière. On installait notre duvet sur le matelas de notre choix. On déposait notre sac de randonnée. Et on allait aider à chercher de la recharge pour le feu et réchauffer la pièce.

La toilette se faisait dehors, dans un ruisseau d’eau pure et glacée. Les commissions dans une cabane à soixante mètres, la hantise de la nuit et de la journée aussi !
Durant les travaux, nous arpentions ces espaces librement et en toute indépendance. Nous avions quelques consignes de sécurité et notamment l’accès interdit à un marécage. On disparaissait plusieurs heures. Je me souviens d’un fameux jour de jeux où nous cherchions la boue verte des chemins pour nous en faire des masques d’argile. Nos extractions nous menant toujours plus loin, nous avions fait une belle frayeur aux grands qui inquiets de ne plus nous voir revenir avaient redescendu tout le sentier.

Plus tard, ce furent aussi les vacances, en famille ou en camp d’été et d’hiver. Je reviendrai sur ces derniers dans un prochain Brève d’Enfance parce qu’ils représentent vraiment un temps révolu.

Jean-Luc était guide de moyenne montagne. Tendu vers ses rêves d’aventurier, il partageait avec nous son amour  des espaces naturels.
Il nous emmena souvent en escapade de plusieurs jours dans les montagnes. Le soir venu, on repérait un lieu approprié à notre campement. On allait chercher du bois pour faire un petit feu lorsque s’était autorisé. Avant que la rosée ne passe, Jean-Luc installait sur le sol une grande bâche en plastique bleu, puis une couverture de survie. On sortait nos duvets et il les recouvrait avec une seconde bâche. Nous attendions, allongés en rang d’oignon que les étoiles sortent. La nuit en montagne est spectaculaire. La nuit à la belle étoile est l’un de mes plus fort souvenir d’enfance.
Pour ma sœur et moi, il était hors de question de dormir en extrémité de la bâche ! Nous craignions les loups et les monstres. Jean-Luc nous rassurait qu’à moitié, les loups étaient en Italie mais il espérait qu’ils puissent passer dans les Bauges pour se rendre dans des massifs français plus vastes. C’était une pensée très subversive à l’époque et il n’était pas bon de la porter à voix haute. Mais comme dans beaucoup de domaines, mes parents faisaient fi de la pensée commune. Il fut exaucé une dizaine d’années plus tard et malheureusement le loup fût abattu par un chasseur (juillet 2005 archive).

Les reliefs disparaissent, les bruits de la nuit nous terrorisaient mais nous nous sentions en sécurité entourée de Jean-Luc et maman. On se transformait en grosse chenille et sentions tout autour de nous l’immensité végétale. On entendait les dernières cloches des alpages, les yeux fixés sur le ciel, scrutant les premières étoiles filantes. On mettait du temps à s’endormir parce que l’appréhension était toujours là mais pour moi, c’est une sensation qui valait la voûte scintillante, magistrale, imposante. On repérait les constellations, la Voie Lactée, le froid puissant de la nuit. Et sans nous en rendre compte, nous nous endormions, les sens toujours en éveil.

Le matin, nous étions réveillées par les rayons chauffant le sol trempé d’une nouvelle rosée. Les insectes venant se désaltérer dans les corolles des herbes rondes, le chocolat chaud préparé par notre mère et servit dans nos bols en plastique rouge.

J’avais neuf ans. Nous étions habituées maintenant à la montagne et nous y passions beaucoup de temps avec Jean-Luc et maman, notamment pour repérer des sentiers touristiques avec les ânes. Ma petite sœur d’un an, arrimée aux bâts que mon grand-père menuisier avait fabriqués.
J’avais confectionné une petite bourse en cuir bouilli pour y cacher mes trésors et mes accessoires de survie.
Je m’imaginais seule et livrée à moi-même, vivant en sécurité dans cette montagne, obligée de retrouver mes semblables pour leur vendre quelques cailloux et morceaux de bois sculptés afin d'acheter ce que je ne pouvais pas  créer.
Confortablement installée sur une pierre plate tiédie par le soleil, je préparais mes outils. Les herbes autour de moi dégageaient des saveurs grillées et sucrées. L’air pur de la roche remontait le long de mon dos dans une vague de vent, soulevant mes cheveux et rafraîchissant ma nuque.
J’observais la boue séchée sur les crampons de mes chaussures, fidèles compagnes indispensables et pour lesquels je ressentais une grande reconnaissance. Mon butin de Gentiane déposé derrière moi, je sortais mon Opinel, prête à tailler de redoutables armes.
C’est alors que Jean-Luc surgit devant moi, horrifié de mon forfait. Il me blâma pour le gâchis que je venais de commettre. Dans ma tête, je compris que ces plantes étaient protégées. Elles ne le sont pas véritablement et je m’en doutais. J’avais choisi cette plante exprès puisqu’elle me semblait pousser en quantité. Ainsi, je respectais le principe de ne pas appauvrir la flore. En fait, il faut savoir que la Gentiane Jaune vit plus de cinquante ans mais elle met dix ans à fleurir. Je l’ignorais bien sûr. Mais la cause le remportant sur la connaissance, je me pris un bon savon et il m’interdit d’aller plus loin dans ma besogne, même si les plantes n’étaient plus récupérables. A chaque fois que je vois des Gentianes, l’interdiction d’y toucher surgit et je me rappelle cet épisode. Je l’avais ressenti comme une vive injustice à l’époque. Je ne compris pas ce qu’il aurait voulu : je me devais de protéger ce qui m’entourait plutôt que d’en user à ma guise.

Les montagnes des Bauges regorgent d’une multitude d’écosystèmes fascinants. Au mois de juillet, les fleurs sont présentes par centaines. La faible altitude permet à la flore d’être très foisonnante. J’adorais tomber sur les «gazons naturels». C’est un phénomène vraiment ravissant. Une herbe grasse, courte et douce s’étend au détour d’un sentier. On a l’impression d’une intervention humaine alors qu’il n’en est rien. On a envie de s’y allonger, de tester ce moelleux incongru, d’y observer toutes les subtilités des gouttes de rosée capturées dans des toiles d’araignées parfaitement hexagonales. La fraîcheur de ces lieux magiques est comme une récompense et un encouragement à poursuivre la route dans la forêt. Alors on se désaltère et on reprend notre chemin dans la lumière bleue et jaune cognant contre les rochers blancs. Et un nouvel univers se fait connaître. Les sauterelles vertes et géantes, les papillons de toutes les sortes et les fourmilières d’un mètre faites d’épines de sapin et d’écorces bordeaux, étaient nos distractions pour oublier les efforts de la randonnée. Nous aimions tomber sur ces trésors cachés dans les forêts aux saveurs de sève et aux pierres blanches.
Il fut aussi des challenges. En face de Bornette, il y avait ces trois vieux alpages abandonnés qui nous faisaient peur comme un rond de sorcières. L’intérieur était cracra voir lugubre. Mais au-dessus d’eux, il y avait un col puis une escapade en trois temps, sur trois monts de pierre et d’épineux. La fin de la grimpe finissait par une vue saisissante sur le lac d’Annecy.
Je me souviens de cette montée dans la prairie pour atteindre le col. Elle fait partie, sans comparaison, à l’un des dépassements physique que j’ai pu accomplir volontairement dans ma vie pour parvenir à mon objectif. Ceux, qui lorsqu’on a décidé de ne pas les subir, deviennent une immense fierté.
On se racontait des histoires pour tromper le temps et la fatigue. C’est la chèvre de Monsieur Seguin qui accompagna cet effort. Je tentais de lui trouver des alternatives dans lesquelles la chèvre triompherait. Soit par ingéniosité, soit par séduction et devenir ainsi reine de la montagne.
Nous en croisions d’ailleurs beaucoup et elles étaient incontestablement chez elles, en toute liberté, menées par la doyenne, ce jusqu’à ce que le chien de Fabien les ramène pour la traite. Fabien était chevrier. Je l’aimais bien parce qu’il blaguait tout le temps. Il était jeune mais il paraissait vieux quand même. Très bronzé, je crois ne l’avoir jamais vu sans ses bottes en caoutchouc, les mains burinées par les efforts et le climat. Il sentait le lait et la paille et partageait son métier avec chaleur et humour.

Ces ballades, se sont pour moi, la mousse, les changements brutaux de température et la peur des orages. Les cloches rassurantes des troupeaux en alpages et le désert de terre battue et de cailloux à l’approche des refuges. Les abreuvoirs déglingués de rouille comme les élégants troncs creusés accueillant une eau claire et pure.
Les hauts champs de joncs se balançant dans le vent et les crêtes vertigineuses. La vue que nous voulions pousser jusqu’à l’Himalaya.
Jean-Luc énonçait les montagnes proches comme s’il convoquait de vieilles amies. Je les regardais avec ma sœur, d’une oreille distraite et j’en oubliais instantanément les noms. En revanche, j’en gravais les détails, observais les différences et posais quelques questions de comparaison. On voulait savoir laquelle était la plus haute (ah bon, seulement 2217m !) lesquelles il avait arpenté (toutes ! nooooon incroyable !) laquelle était sa préférée (ah oui, son nom est le plus beau) et quel serait notre prochain itinéraire.

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Pour se rendre sur le lieu de cette histoire, cliquez ici. Le Chalet de Bornette n'apparait pas sur la carte. Il faudra s'y rendre ! Le départ se fait au parking du Reposoir. Le départ que je décris n'existe plus. Un itinéraire de gravier praticable pour les engins motorisé a été mis en place. De la terrible montée, il ne reste qu'un vestige.

Arrête de montagne au mois de juillet, parcemée de fleurs sauvages

Depuis la pointe de Chaurionde