Manger ou être mangé
Publié le 24 janvier 2024
Laetitia Chalandon
Changer de regard sur l'économie
Peut-être que lorsque vous faites vos courses, vous vous demandez qui vous nourrissez vraiment. Les grandes surfaces nous ont habitué aux prix bas. C’est un environnement « pratique » pour s’alimenter, mais qui induit de faire souffrir ceux qui produisent. C’est une réalité à laquelle on ne peut échapper. Le système agro-industriel met en danger les agriculteurs, les travailleurs, notre santé et l’environnement.
On n’est pas habitué à accepter une réalité un peu décalée, un peu différente de ce qu’on connaît parce que notre environnement ne la présente pas comme possible. C’est pourtant ce que je vais vous demander maintenant. Comme de gouter un nouveau plat dans lequel une brigade de cuisine aura mis tout son cœur et son savoir-faire afin de vous régaler. Si l’actualité vous intrigue, si vous êtes largués, si vous avez besoin d’ouvrir les fenêtres, restez sur cette page.
Considérons que le fait de pouvoir manger sainement ne soit pas réservé à une partie de la population. Que d’écraser les agriculteurs, les forçant à polluer et à produire à grande échelle tout en les noyant sous la paperasse et les investissements, ne soit plus une solution au XXIe siècle pour démocratiser l’accès à la nourriture. Considérons qu’il soit envisageable de concilier la dignité des métiers avec le respect du vivant, l’activité locale, la santé et le goût dans l’assiette... ça fait rêver.
En fait, ça existe déjà. Ce sont des modèles solidaires de petite échelle qui nous nourrissent et qui répondent à toutes ces problématiques. Le problème : leurs marges sont très faibles. Et quand il s'agit de pérenniser et/ou de se développer, ça coince. Faire passer le bien commun en priorité demande des ajustements.
Pourtant, quand les enfants d’aujourd’hui auront vingt ans, il y a fort à parier que ces modèles dits de l’économie sociale et solidaire deviennent une option plus répandue (je vous explique ce que c’est un peu plus bas). Ils ont plus de cent ans. Ils traversent les crises, sont présents sur la scène économique, font évoluer la législation et sont de plus en plus attractifs. Pourquoi ? Parce que l’être humain se rebelle. Il cherche constamment à s’améliorer. Et même si certain ne voient que leur enrichissement personnel, il y aura toujours des gens qui chercheront à faire ensemble.
Ce sont aussi des OVNIS qui peuvent faire peur par leur mode de fonctionnement. Alors, mettons ce qui peut nous rassembler en lumière. Si vous aimez la manière dont je vous amène à changer de regard sur les légumes, restez avec moi pour aller sur le terrain économique.
La soirée du 11 janvier 2024 qui s’est tenue à la Métropole de Lyon et à laquelle j’ai assisté va servir de support.
Un programme pour les entreprises qui s'engagent
En 2022, Ronalpia (incubateur* des innovations sociales) et AlterIncub (incubateur des projets collectifs d’innovations sociales) ont décidé de faire alliance pour proposer un programme d’accompagnement sur mesure aux structures s’inscrivant dans une démarche de bien commun. En 2023, le volet alimentaire s’invite avec le renfort et l’expertise du GRAP (une coopérative d’activité et d’emploi spécialisée dans le domaine de l’alimentation). Le but de l’opération est de permettre à ces entreprises et ces associations de structurer leur développement. Un programme étalé de mai à décembre, en deux espaces : des temps collectifs comprenant des interventions d’experts, du partage d’expérience, des moyens d’entraide sur des thématiques choisies par les participants. Et vingt heures d’accompagnement individuel stratégique pour chaque structure. Parce qu’elles répondent à des besoins du territoire, la métropole de Lyon était, entre autres acteurs, partenaire de ce programme.
*un incubateur, c’est une structure qui accompagne des porteurs de projets à construire leur entreprise.
L’économie, au service de quelle finalité ?
De ces échanges et de l’observation de ce milieu, on voit nettement une proposition apparaître et qui rompt avec nos habitudes et nos représentations de l’économie. Je vais essayer de la traduire comme ceci : Plutôt que de se soucier de sa propre survie, mettons-nous autour de la table pour vivre plus longtemps.
Un service doit être profitable au client, à l’entreprise, aux fournisseurs et aux partenaires. Si on parvient à travailler ensemble, dans l’intérêt de toutes et tous, ce service sera plus durable et plus adaptable aux crises.
Il permettra de réduire les inégalités et les injustices, tout en prenant soin du territoire qu’il occupe.
Vous trouvez cela un peu naïf et utopiste ? Sauf que les dégâts sanitaires produits par l’agro-industrie pèsent sur nos sociétés. On dépense plus de 10% du PIB mondial* pour les réparer. Alors pourquoi ne pas changer de modèle en commençant par investir dans des systèmes vertueux ?
*Rapport du FAO Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture
C'est quoi l'ESS ?
Il existe une branche dans le monde économique qui porte le nom d’Économie Sociale et Solidaire : ESS. Est-ce que ça vous parle ? Vous connaissez forcément des structures qui en font partie. Car cet acronyme regroupe les associations, les fondations, les mutuelles, les coopératives et moins connues les SCOP et les SCIC (pour mieux comprendre, je vous invite à lire le chapitre "Comprendre les modèles économiques au service de l'humain : les SCOP et les SCIC" dans l’article « quel avenir pour l'agriculture ? »).
Leurs points communs : les bénéfices vont dans l’intérêt de leurs bénéficiaires et/ou de leurs salariés. Elles sont au service d’un collectif et les prises de décisions sont démocratiques. C’est inscrit dans leurs statuts. Ce cadre légal permet d’enrichir la structure et donc, de mettre les moyens financiers au service des missions et des valeurs. Elles existent pour répondre à des besoins sociaux. Elles fabriquent des biens et des emplois, elles réduisent les injustices sociales et environnementales.
Ce cadre vient en opposition à la règle du « profit individuel avant tout ». Cela demande aussi de se détacher d’une vision avec laquelle l’entrepreneur est seul à porter la responsabilité, les gains ou les pertes. Ceux qui décident de créer ou de rejoindre une SCOP ou une SCIC n’y viennent pas par hasard. Il y a le désir de construire un modèle économique qui soit au service des salariés et de la société. Les statuts juridiques impulsent et garantissent ce mode de fonctionnement. Et pour une collectivité, cela devient un gage de confiance. Car le discours autour du bien commun est garanti. Attention, je ne suis pas en train de dire que les entreprises classiques sont dépourvues de bonnes intentions. Dans Mâchon pas les mots, on vous parle d’artisans qui font fortement bouger les lignes. Comme Gilles, Thomas et Cyrielle de Tête Bêche. L’idée, c’est de regarder ce qui se fait et d'enrichir les perspectives.
« La jeunesse se détourne des grands groupes et des schémas classiques. Elle viendra chez vous. Nous avons le devoir de vous accompagner. » assure Emeline Baume, vice-présidente de la Métropole de Lyon
La soirée du 11 janvier marquait la fin de l’accompagnement de quinze structures. L’alimentation était à l’honneur avec une table ronde intitulée : « Quelle plus-value de l’ESS dans les projets alimentaires ? » avec la participation de :
Julia Girard de Bio A pro, distributeur alimentaire pour la restauration
Emilie Carlin de Label(le) Brûlerie, torréfacteur de café de spécialité (leur portrait à voir et revoir ici).
Amandine Prat de Gout’chou, préparateur de repas pour les crèches
Emeline Baume vice-présidente économie de la Métropole
Jérémy Camus, vice-président alimentation de la Métropole
Des entreprises qui ouvrent la voie
Au niveau de la Métropole de Lyon, il y a un vrai manque en approvisionnement local. Nous produisons 93% de nos besoins alimentaires dans un rayon de 50 km. Mais nous en consommons 4,5%. Quasiment tout est exporté. Mettre en place une logistique de regroupement, de transport et d’interface, c’est très lourd. Et ça coûte cher. La plupart des acteurs qui ont créé ces filières, tournées vers le bio et les agriculteurs, n’ont pas réussi à trouver d’équilibre dans leur modèle.
Avec la demande en produits bio et locaux de la restauration, des producteurs du territoire se sont regroupés en coopérative pour mutualiser leur service de distribution. L’offre est enrichie avec les apports de chacun : fruits, légumes, produits de l’élevage. Et surtout, il y a un interlocuteur unique pour la restauration collective. C’est ainsi qu’est née Bio à Pro en 2007.
L’objectif de Bio à pro, c’est de permettre aux paysans de vivre dignement de leur métier et aux habitants de la métropole de bénéficier des produits du terroir. Ce service doit rester pérenne « Pour qu'un milieu agricole soit correctement rémunéré, il faut payer plus cher ce qu'on mange (avec toutes les problématiques d'accès que cela pose). Dans les esprits, le prix au kilo de la carotte ne doit pas dépasser 1€50. C'est corrélé aux références de Rungis et ça nous limite au niveau local. Le système doit évoluer. Le travail est engagé et je suis optimiste. Il faut trouver un moyen d'équilibrer pour que les agriculteurs puissent vivre de leur travail », explique Julia Girard de Bio à Pro.
On comprend que ces entreprises doivent combiner leur mission sociale avec leur rentabilité. Et ce sont des casses-tête au quotidien. Souvent, elles font le choix de baisser leur propre rémunération. La réalité d'un militantisme, ce sont bien généralement des salaires proches du Smic.
Alors comment fait-on ? Il faut aller chercher des solutions ailleurs, et de manière systémique. En tant que particulier, association, entreprise et même collectivité, vous pouvez faire le choix de soutenir ces activités si vous en êtes bénéficiaire, en investissant sous forme de part ou de bénévolat. Vos parts ne seront jamais revalorisées et votre pouvoir de décision est limité par les statuts de l’entreprise. Votre objectif, c’est de participer à l’existence des activités. C’est ce que permet le statut de SCIC. Et c’est le choix que Bio à Pro a fait en 2019.
Et faire beaucoup de pédagogie auprès des clients. Car un service de qualité, amène des compensations à long terme. Chez Gout’chou, ce sont des repas 100% bio servis en crèche et adaptés aux besoins des tous petits. Amandine Prat sa fondatrice explique : « notre mission, c’est de permettre aux enfants de tous les milieux, de manger sainement. » Si Gout’chou se trouve sur la ligne haute des prix, son organisation lui permet d’assurer un service à la hauteur des enjeux. « On rencontre des associations qui portent les mêmes valeurs que nous. Du coup, on se comprend. Il y a des acteurs qui souhaiteraient travailler avec nous, mais que les prix refroidissent. À nous d’expliquer tout ce qu’ils vont gagner et de faire le calcul sur le long terme. Une relation de qualité, des plats préparés avec soin et complets, des livraisons assurées. Tout ce que la concurrence ne respecte pas toujours faute de mains d’œuvre.» Car une entreprise de l’ESS essaye aussi de faire grandir en compétence ses équipes. Gout’chou, c’est plus de 2000 repas servis tous les jours et une vingtaine de salariés. J’ai connu des prestataires qui faisaient deux fois plus de repas avec trois fois moins de personnes et des ingrédients au rabais. Eux, ne s’imposent pas d’être transparents.
« La convention des entreprises pour le climat travaille, au niveau national et local, pour la prise en compte, dans le bilan comptable de l'impact des sociétés sur leur territoire". Expose Emeline Baume "vos entreprises répondent à un besoin social, elles garantissent cette réponse et sont en capacité de la pérenniser. » Et de rappeler que la Métropole soutient cette économie qu'elle considère comme porteuse de sens et pistes d'amélioration pour une société plus inclusive, plus juste et plus respectueuse du vivant.
Être des acteurs de l’ESS, c’est aussi se confronter à des limites. La bonne nouvelle, c’est qu’elles sont culturelles et législatives. Ça veut dire qu’elles peuvent être dépassées.
Gout’chou, c’est une SAS. Une entreprise classique. Amandine Prat a dû faire ce choix pour des raisons de capital. L’investissement de départ était trop conséquent et le format SCOP ne lui permettait pas de le constituer facilement. Cependant, une alimentation saine pour les tous petits, c’est son cœur de mission. Elle reconstruit de la fierté et de la noblesse dans les métiers de la restauration collective et participe au rayonnement des producteurs locaux et bio.
La SCIC Fermes Partagées, on en a déjà parlé dans notre précédent article, s’investit sur un terrain qui n’est pas modélisé pour elle : le secteur agricole. Les paysans qui décident d’opter pour une SCOP ou une SCIC sont confrontés à pas mal de difficultés et de renoncements (aides de l’état, accès aux terres, complications administratives...). Je vous en dirai plus dans l’article dédié au Courtil de Quincieux et qui sortira le mois prochain. Mais ce qu’on peut retenir, c’est que les Fermes Partagées rassemble, sécurise et fait levier d’action.
Enfin, le dernier paradoxe, c’est que malgré leur professionnalisme, être labellisé Bio masque complètement le savoir-faire culinaire et parfois même, fait passer les acteurs pour des opportunistes.
Label(le) Brûlerie propose un café de spécialité incomparable. Paradoxalement, le choix a été fait de mettre l’accent marketing sur le goût plutôt que le BIO et le commerce équitable. « C'est pour nous une évidence. Ça ne devrait pas être un outil de vente. Respecter la terre, rémunérer correctement les producteurs de café, construire avec eux des relations humaines et commerciales qui profitent à leur autonomie et à nos approvisionnements, c’est de l’ordre de l’évidence » rappelle Emilie Carlin de Label(le) Brûlerie.
Alors oui, un biscuit bio carrefour, confectionné avec du blé ukrainien, n’a rien de comparable avec tout ce dont on vient de parler. D’un côté, vous avez de l’intensif et de l’autre, vous avez des liens directs qui se construisent entre une dizaine de personnes. Et non, bio et savoir faire n'ont rien à voir.
Pour Label(le) Brûlerie, avoir choisi un statut de SCOP, c'était faire vivre ces valeurs à l’intérieur de l’entreprise. Mais pas seulement, « ce sont les outils de collaboration qui nous ont permis de construire des partenariats durables pour nos activités ».
« Si l’alimentation est un bien commun, il faut la défendre avec les outils du bien commun et non pas le privatiser ou le rendre difficile d’accès. Si la métropole de Lyon a déjà beaucoup travaillé à rendre accessible ses marchés publics, ça ne suffit pas » explique Jérémy Camus, vice-président alimentation de la Métropole « Ces acteurs ne sont pas tous prêts à accueillir un tel volume d’un seul coup. Il faut qu’on anticipe dès maintenant et ce sont des investissements importants dans un premier temps. »
Les porteurs de projets sont unanimes, ce programme leur a permis de consolider leurs fonds propres, de poser de meilleures stratégies marketing, d’embaucher, de sécuriser leur développement et de créer des synergies entre paires.
Construire l’avenir, c’est imaginer de nouvelles formes d’organisation. Et celle que je vous présente aujourd’hui est un pari intéressant. Peut-être parce qu’elle est en constante évolution et en questionnement. Parce qu’elle fait le choix de mutualiser ses connaissances, ses moyens et ses enjeux. Et de faire reposer la base de leur commerce sur la confiance. Les acteurs qui prennent le risque d’explorer le font parce qu’ils savent qu’il y a quelque chose à creuser pour s’en sortir. Pas seulement pour eux, mais aussi pour l’ensemble de la population. Manger, et inviter tout le monde à sa table.
retrouvez les entreprises de l'alimentation ayant participé au programme ici (en bas de page)