l'Alambic - souvenir N°7
Publié le 22 novembre 2023
C’est un souvenir lointain, un peu effacé qui me parvient avec l’humidité des matins de novembre.
Succédant aux couleurs d’octobre, aux trompettes de la mort et aux girolles, aux châtaignes et aux pommes, te voilà un peu enfoui par ma mémoire, comme une donnée non essentielle.
J’essaie de te restaurer aujourd’hui parce que tu es vestige, un attachement au temps passé. Aussi parce que, chers lecteurs, je vous avais promis cette histoire dans l'article le jus de pomme
Le rythme de l’école est installé, la liberté de l’été est loin, la magie de l’automne s’achève. On attend les premières neiges de novembre. Se sont les plus impressionnantes, souvent les plus denses. Années 95, vivre en montagne, c’est vivre avec un rythme particulier. Il se balance au grès des vents et des lunes. On espère un univers blanc et de silence. Et pour tromper cette impatience, pour conjurer ce que l’on ne maîtrise pas, on vit aussi avec un autre fugace personnage, digne des films de Miyazaki. Il ne restera qu’un temps, appelé dans chaque village. Mais quand il vient, l’atmosphère bascule dans un mouvement de gris, d’éclats de voix, de chaleur, de va et vient et dans un assourdissant brouhaha.
On sait à l’excitation générale que quelqu’un d’attendu depuis longtemps est enfin de retour. Il n’est qu’à quelques kilomètres, il en a fini pas loin, sa tournée le guide enfin chez nous !
Le bouilleur ambulant a débarqué par la route principale, monté sur son tracteur, tirant derrière lui un attirail de bombonne, de tuyaux, de cadrant, de bidons et de bâches. Il s’est arrêté à l’entrée du village.
La machine de cuivre et de caoutchouc montée sur une carriole de bois gris est arrimé à terre. Les objets lourds et branlants s’assemblent. Mes souvenirs ne peuvent pas m’aider à décrire cet engin. Je ne sais pas comment il fonctionne et je ne retiens que l’émotion qu’il a gravé en moi. Un haut comptoir dont on ne distingue pas très bien les détails. Entouré d’une vapeur épaisse et derrière laquelle, le bouilleur de cru dans un sourire pointu disparaît et apparaît à sa guise.
Les hommes s’affairent autour de lui. Ce sont les anciens, mégot éternel aux lèvres, nez fraisé, moustaches et dents jaunes. Les casquettes de laines à carreaux ou chapeaux mous, les bleus de travail ou les pulls épais. Bottes et cannes pour certains. Rires, pronostics, invectives en patois, accents chantants : «et bin voilà !», gestes répétés, jeunesse mêlée. Tous sont venus avec de grands bidons de plastique bleu qu’ils chargent et déchargent sans s’en plaindre.
Je ne connais pas ces visages. Ou très peu. J’ai neuf ans, ils me font un peu peur. Malgré tout, sur le chemin du retour, avec les copains, on mesure que ce moment est une fête.
On tourne autour de loin, c’est une attraction qui nous est interdite pourtant, elle est présente pour tous.
Le bouilleur ambulant et son alambic, bien qu’il survienne avec les premières gelées, apporte avec lui, chaleur, bonhomie, mystère et une sorte de privilège, presque d’interdit. Il fume, crache et répand tout autour de lui une odeur de fruits chauds macérés. Elle nappe le nez et la bouche comme une bulle épaisse, plonge le village dans son brouillard d’alcool.
Le temps remonte avec sa présence, au moins jusqu’à Napoléon Bonaparte. Car si la fabrication d’alcool est millénaire, l’état en taxe la fabrication et la revente depuis . Napoléon leva l’impôt au profit de certains agriculteurs et de ses grognards (ses plus fidèles soldats) afin de leur permettre de distiller pour un usage familial, jusqu’à 10 litres d’alcool pur. L’héritage de ce permis a été suspendu en 1960 (cf wikipédia)
Avec les derniers dépositaires du permis s’éteindrait l’activité du bouilleur de cru ambulant. Dans les montagnes, cet état de fait nourrissait sentiment d’injustice et tristesse. Tristesse à se préparer à la disparition d’une tradition. Colère à se voir privé d’un savoir faire, du prolongement gourmand d’un dur labeur. Dans les familles reposaient sur les étagères de la cave, les bouteilles de Perrier aux étiquettes à moitié effacées, mentionnant simplement une date et parfois le nom d’un fruit. On la sortait pour accueillir un amis, pour allonger le café, pour finir une soirée de rires et d’échanges.
Dans les Bauges, on fait principalement de la pomme et de la quetsche. Mais mes parents faisaient de la framboise. Avec la plantation dédiée aux confitures, ma mère gardait l’écume et les résidus des gelées de framboises pour les apporter au bouilleur ambulant.
Trésor et récompense de la longue saison de l’été entre toutes les activités agricoles, touristiques, éducatives et sociales. Elle les offrait avec son vinaigre de framboise à Noël et les visages s’illuminaient.
L’eau de vie, un trésor né de déchets et de temps consacré. Né des engelures et des courbatures, reposant, choyé, au fond des maisons.
Pour moi, l’alambic était une histoire triste. Un histoire de changements sociétaux non consentis. On savait que cela disparaîtrait mais on refusait à s’y préparer. Une mort programmée pour être lente, avec une législation se durcissant au fil des décennies. L’avenir des bouilleurs ambulants fût suspendu à une décrépitude longue et moribonde. Tout comme la neige. Déjà dans les années 90, on parlait réchauffement climatique. Comme l’ogre ou le loup qui viendrait nous dévorer, il prendrait la neige et nous refuserait à jamais, les voyages glacés, les écosystèmes endormis, les traces dans la glace, et la luge dans les champs du village. On haussait les épaules, on secouait la tête pour chasser cette idée insupportable. Enfant, ce futur me paraissait si lointain et encore possiblement modifiable.
Ce balancement, cet inconnu, cette suspension à une main éloignée fini par crever le cœur de trous, que seul l’espoir et les histoires peuvent reboucher.